Winter Sleep, film fleuve de plus de trois heures, réalisé par Nuri Bilge Ceylan, récompensé par la palme d’or au dernier festival de Cannes, est l’un des rares films turques a bénéficié d’une sortie dans les salles françaises. Trois heures contemplatives et introspectives qui ont pour elles la froide beauté de l’Anatolie, et des dialogues riches de sens.Aydin (Haluk Bilginer) est un comédien à la retraite ayant connu le succès à Istanbul, et qui a acheté un hôtel en Anatolie centrale, pour assurer ses vieux jours. Durant le rude hiver anatolien, il s’enferme pour écrire des articles pour la gazette locale. Avec lui, vivent sa jeune femme, Nihal (Melisa Sözen) et sa sœur divorcée, Necla (Demet Akbag). Le temps est à la réflexion et aux confidences.Aux premiers abords, Winter Sleep est une fresque décrivant la déliquescence des rapports familiaux dans une famille hantée par les non-dits. Dans une certaine mesure, c’est le cas, et Nuri Bilge Ceylan met en avant des relations de dépendances intrinsèquement liée à la morale et au regard d’autrui. Ainsi Necla, femme divorcée n’a d’autre choix que de vivre retirée chez son frère. Elle n’en est pas moins, ayant bénéficié d’une bonne éducation, en avance sur la société turque. Ce qui accentue ses névroses. La pauvre femme est bloquée entre deux temps, entre obscurantisme religieux et laïcité de façade. Ainsi, elle reproche à Aydin de manquer de tempérance alors même que l’on sent en filigrane toute la colère qui cherche à poindre en elle. Nihal est quant à elle, une jeune fille parmi d’autres mariée à un trop vieux. Elle incarne un monde nouveau, plus ouvert, tandis que lui se renferme sur les combats qu’il a mené plus jeune, en leur donnant un aspect romantique exacerbé. Nihal ne trouve de refuge et ne se trouve utile qu’en organisant des œuvres de charités avec l’argent de son mari, situation qui la remplit de ressentiments. Aydin, frondeur sur le papier est davantage louvoyant lorsqu’il s’agit de donner du corps à son couple. Si la notion n’était pas aussi galvaudé et exagérément reprise partout, on parlerait certainement de pervers narcissique. L’homme n’a de cesse de rabaisser Nihal sous prétexte qu’il a pour lui la sagesse et l’expérience. Elle lui rappelle surtout le fougue de sa jeunesse perdue, et les négations que son embourgeoisement, dont il se défend constamment, ont engendré. Winter Sleep explore aussi une bourgeoisie nouvelle en prise avec ses propres contradictions. Seul l’hiver isolé et son lot d’introspection pourront le forcer à se remettre en question.Mais Winter Sleep ne se contente pas d’exposer à travers le prisme de ces trois personnages, les névroses d’une société tout entière, Ceylan mène insidieusement une violente diatribe contre les révolutionnaires de papier. C’est à travers les reproches de Necla à l’encontre de son frère que cela devient claire. Les questions qu’elle pose à Aydin devrait tous nous faire réfléchir sur notre rôle en tant que journaliste, critique ou chroniqueur. Suffit-il de proclamer nos colères pour combattre efficacement ce qui nous chagrine ? Ne sommes-nous pas, à l’image d’Aydin au chaud dans son bureau, parfois un peu décalé pour parler de la misère du monde ? Cette démarche ne devrait-elle pas être couplé à un militantisme concret comme celui de Nihal qui se démène pour améliorer la situation des écoliers de sa région ? Dans le même sens, le reproche fait à Aydin, qui est spécialiste du théâtre, est de s’emparer de sujets où il est novice. C’est une critique très réaliste de ce qu’est devenu le métier de journaliste de nos jours. N’est-il pas malheureusement devenu régulier que certains journaux publie des canulars sans vérifier leur source ? Alors, je pense que l’on peut parler de tout en tant que citoyen, mais lorsque l’on est lu, il faut faire l’effort d’éviter des approximations grossières, et de se vautrer dans la critique complaisante. Il faut effectivement faire preuve de mesure en distinguant les hommes et les causes. La faute d’Aydin est de mener une campagne de dénigrement de l’imam local par seul mépris de la religion. En vrai, la colère est saine mais il ne faut pas qu’elle devienne une posture.N’oublions pas de saluer la beauté de la photographie, certaines scènes du film tel que les visites d’Aydin à son cheval, tout en clair-obscur, sont juste magnifiques. Les scènes extérieures rendant justice à la beauté sauvage et libre des lieux contraste avec le huit-clos intérieur. Conclus par un poème, Winter Sleep donne une vision acerbe d’une société rurale freinée par ses traditions mais terriblement envoûtante. Plus que leurs sentiments contradictoire, c’est cette Anatolie fantomatique qui lie et emprisonne le couple. L’inéluctabilité de ces vies ratées nous laisse, au générique, légèrement mélancolique.Retrouvez nos autres critiques sur Une Graine dans un Pot :