Film assez incroyable de Dalton Trumbo, réalisé à partir de son propre bouquin homonyme, ou éponyme, bref, paru en 1939 (pour une oeuvre qui dénonce la guerre, on peut dire que ça a le sens du timing ; et le film sort en 71, en hommage direct à la guerre du Vietnam...). Film assez incroyable, disais-je, parce qu'insolite, parce qu'absolument original. D'abord, la position même de la critique est bien trouvée : la critique de la guerre, dans Johnny s'en va-t-en guerre, se fait du point de vue non des victimes qu'on a envahies et massacrées, non des victimes collatérales (essentiellement civiles) à toute guerre, mais du point de vue de l'absurde : le film relate en fait l'histoire d'un jeune soldat américain, Johnny ou Joe, dévoué on et il ne sait pas trop pourquoi à sa patrie, et engagé pour partir en Europe (Première guerre mondiale). Bref, alors que l'amour de Catherine débute seulement (ils font l'amour pour la première fois la veille de son départ), lui part, sans trop de raisons, ou plutôt pour une raison un peu banale, un peu admise, que tout jeune doit servir son pays. Et bim ! Alors qu'il est en mission (désigné volontaire) dans les tranchées pour enterrer un malheureux pris dans les barbelés, un obus lui tombe sur la tronche, comme ça, pour la gloire du hasard.
La grandeur du film tient alors dans la suite de cet accident (au sens propre, non nécessaire, gratuit), qui relate la "vie" de Johnny estropié. Et là, c'est assez magique, parce que ça sonne comme les Méditations métaphysiques de Descartes, mais à l'envers, en miroir, et en même temps en conséquence. Je développe : la caméra montre le corps de Johnny, qui n'est qu'un cadavre, sans mouvement. En voix off, une pellicule de voix agitée prend peu à peu naissance, se découvre à elle-même : c'est la pensée de Johnny. Et cette pensée ne se découvre pas dans l'acte du doute hyperbolique, acte qui paraît bien au regard de ce film comme assuré dès le départ de sa propre succession, de sa propre garantie au-delà de l'expérience qu'il constitue. Alors que Descartes doute peu à peu de ses sens, de son corps, du monde extérieur, de Dieu même, Johnny devine peu à peu qu'il lui manque bras, jambes, yeux, nez, bouche. Cette pensée qui s'efforce de saisir ce qui reste de son corps, c'est une pensée qui ne doute pas, qui n'a pas besoin de douter de tout, mais qui ne fait que trouver, trouver le vide, trouver les absences de son corps, sentir qu'il n'y a plus rien. Dans les deux cas, à la racine de l'expérience, une conscience, une mince trame de pensée ; pour Descartes, la pensée est le résidu d'une réduction, d'un grand nettoyage, d'un appauvrissement volontaire face à la profusion des choses du corps et du monde ; mais pour Johnny, la pensée ne se retrouve pas, elle trouve le rien, le néant du corps. Dalton Trumbo réalise les Méditations métaphysiques du pauvre, du sans corps, du massacré. L'ironie, bien sûr, c'est que l'expérience de Johnny découle, apparaît comme en conséquence du monde médico-technico-militaire qu'a dessiné (on peut penser que Trumbo y ait pensé, même si on ne le pense pas) au milieu du XVIIème siècle Descartes. Johnny substantifie la pensée par rapport au corps, dans le désespoir de son absence.
Bref, le cadavre de Johnny veut crier, appeler à l'aide, manifester sa présence à l'univers qui l'a pris en charge, univers à la fois médical et militaire (puisque l'armée maintient son corps en vie pour tirer des bénéfices médicaux de ce cas), qui le considère comme mort (sans pensée). Mais il n'a pas de langue, de bouche, de corps pour parler, pour crier. Il veut se tuer, mais il n'a plus de mains. Fuir, plus de jambes. Johnny est condamné à sa pensée, condamné à de la pensée pure ; en un sens, il s'arrête à la seconde Méditation. Et alors qu'il trouve à communiquer par l'intermédiaire du morse avec des mouvements de tête, c'est le pouvoir médico-militaire qui étouffe sa voix. Lui répète qu'il veut mourir ; le pouvoir, qui comprend, refuse. L'armée, qu'il a choisie, l'a presque tué ; la médecine, qu'il n'aura pas choisi, lui imposera de vivre. Ironie disciplinaire.
Bon sinon quelques points négatifs tout de même : La religion, c'est clair en tout cas, inonde le film (on pourrait presque parler d'un Job intérieur (Johnny ne perd pas ses fils, ses terres ou ses richesses extérieures dans la mise à l'épreuve de sa foi interne, mais perd ses sens, ses sensations, son corps, son intérieur). Enfin, dans les deux cas, ce qu'il y a de plus intérieur, c'est encore Dieu... Autre point négatif, il n'y a pas de musique, c'est un choix, mais enfin... Et le jeu des acteurs ne mérite pas vraiment d'être signalé (d'abord parce que l'acteur principal n'a pas de tête loool), c'est sobre sans être génial quoi, ça passe.
Pour les idées, quand même, ça vaut 17/20.
Et bien sûr, toutes les critiques sur le Tching's cine :
http://tchingscine.over-blog.com/