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Un visiteur
3,5
Publiée le 31 janvier 2011
Raymond Depardon est un cinéaste documentariste très attaché au réalisme, son projet cinématographique a cette vocation à parler du monde fidèlement. Je n'utilise pas le terme d'objectivité car elle n'existe simplement pas au cinéma, dès qu'il y a un choix à faire il y a subjectivité. Le langage cinématographique permet de modifier son discours selon un simple changement d'échelle de plan.
Dans San Clemente, le réalisateur utilise beaucoup le plan séquence car il nous permet de comprendre le quotidien austère et sans but des patients. En effet on découvre des personnes errant dans l'hôpital d'un point à un autre sans arrêt et sans savoir que faire. La mise en scène est ici réduite à sa plus simple expression, Depardon et sa charmante preneuse de son suivant les déambulations de ces fantômes en noir et blanc sans jamais les sortir de leur quotidien. Il ne leur parle pas et essaie de diriger l'attention des patients plutôt sur sa collaboratrice, ce qui offrira quelques petits moments de tendresse (Dario saluant Raymond et Sophie) et d'humour amer (la vieille dame et ses coups de balais à la caméra). Le réalisme se trouve aussi dans l'utilisation et la monstration du son, alors que jamais on ne verra le visage ou la caméra de Depardon, Sophie et son micro sont très présents à l'image. La musique quant à elle, n'est jamais extra-diégétique, elle provient des différents postes de radios qui sont souvent la seule source de soutien moral des patients.
Car quand on s'intéresse aux médecins de l'hôpital, Depardon livre au travers du plan séquence l'amateurisme, l'impuissance et parfois l'incompétence des médecins. Les discussions tristes et vides ne menant à rien, ou parfois au sourire d'un médecin sosie de Kubrick qui semble s'amuser de la situation ou peut être de sa propre inutilité. Sosie de Kubrick que j'ai d'ailleurs pris, pendant quelques minutes, pour un patient de l'hôpital...Là où le film trouve une autre source de matière artistique c'est dans sa propension à effleurer le thème du cinéma. Je m'explique. Au delà du clin d'oeil sur Kubrick, on se souviendra de ce patient nous parlant de "l'oeil mécanique" (Ciné Oeil de Vertov ?) en regardant la caméra ou plus généralement l'impression que dégagent les italiens. Aucune langue et aucun peuple ne sont autant liés à la comédie, cette culture de l'expression par le corps et ce langage chanté peuvent être caractéristiques du jeu de l'acteur. Bien qu'ici nous ayons uniquement à faire à des non-acteurs, il se trouve dans leur présence à l'image une dimension quasi artistique.
L'Île de San Clemente, située au centre de la Lagune de Venise, abritait entre les années 1870 & 1990 un asile d’aliénés (qui fut autrefois un monastère). Raymond Depardon connaissait bien ce lieu pour y avoir effectué quelques années auparavant, plusieurs reportages photographiques. En apprenant que l’asile s’apprêtait à fermer définitivement, il y est retourné en compagnie de Sophie Ristelhueber et ont pu y tourner sur place, capter l’atmosphère si particulière de ce lieu avant qu’il ne soit rasé pour laisser place à un hôtel cinq étoiles.
Contrairement à ce qu’avait pu dénoncer Frederick Wiseman à travers son brillant Titicut Follies (1967), Depardon & Ristelhueber nous offrent ici une tout autre vision de l’univers psychiatrique. San Clemente (1982) c’est le quotidien des patients qui errent à travers les longs-couloirs austères de l’hôpital, vont et viennent sans but, parlent à eux-mêmes ou à la petite voix qui les habitent intérieurement, des logorrhées à qui veux l’entendre sur des sujets aussi divers et variés, mais surtout, sans queue ni tête.
Un tournage éclaire d’à peine 10 jours où le réalisateur et la preneuse de son ne sont d’ailleurs pas toujours les bienvenues (il est amusant de voir certains membres du personnel houspiller l’équipe de tournage ou se faire vilipender, voir insulter par certains patients, sans parler de l’un d’entre eux qui ira jusqu’à les chasser à coups de balai).
Les patients semblent avoir une réelle autonomie sur l’île, on les voit faire des allées et venues aussi bien à l’intérieur qu’à l’extérieur dans le parc, certains déambulent carrément à poil (!) et cela ne semble déranger personne, pas même le personnel hospitalier. Ils tuent le temps comme ils peuvent, jouant aux cartes, regardant la télé, enchaînant les cigarettes les unes après les autres ou laissant libre court à leurs compulsions.
Une immersion saisissante et hypnotique au cœur d’un milieu rarement dévoilé au grand public, auquel le réalisateur s’intéressera à bien d’autres reprises par la suite, notamment à travers Urgences (1988) ou plus récemment avec 12 jours (2017).