C'est marrant, ou terrible, ou les deux à la fois, mais en voyant ce film, je n'ai pas pu m'empêcher de faire le lien entre le monde du travail et l'univers concentrationnaire. Je ne dis pas que les deux se valent, mais... D'abord, il y a dans le film ces observations sur la nature humaine, malheureusement avérées dans la réalité et douloureusement vérifiées au cours de l'Histoire. Dans "Deux Jours, une Nuit", 16 des collègues de Sandra (Marion Cotillard) doivent décider par vote du maintien ou non de son poste : soit on la vire et on touche 1000 euros, soit on la conserve et on s'assoit sur la prime. Les Dardenne nous montrent que c'est assez facile de décider du sort de quelqu'un par bulletin secret et en son absence, mais que ce n'est pas du tout la même histoire quand la personne en question vient en chair et en os sonner à votre porte pour plaider sa cause. Effectivement, on sait bien que les meurtres de masse sont beaucoup plus "acceptables" psychologiquement pour les exécutants et beaucoup plus "efficaces" industriellement pour les commanditaires quand les tueurs ont le moins de contact possible avec leurs victimes (chambres à gaz vs exécutions sommaires). Ou alors, de la même façon que dans les camps de concentration il fallait souvent pour espérer survivre se soustraire aux règles élémentaires de la vie en société et s'abaisser à des comportements humiliants ou déshumanisés (vols, trafics...), il faut savoir dans le film s'arranger comme on peut pour s'en sortir (heures sup, travail au noir...) ou, dans le cas de Sandra, forcer sa nature en allant au devant des autres. Ensuite, il y a certains personnages, en filigrane. Il y a le patron, le chef du camp. La situation exceptionnelle dans laquelle il se trouve (la crise économique, le camp) lui permet d'exprimer un cynisme presque sadique sans aucune manifestation de remord ou de questionnement moral. Le point de départ du film, le vote qu'il propose (impose, plutôt) à ses employés, c'est un peu "Le Choix de Sophie". Et à la fin, à l'inverse, plus de cynisme mais une sorte de déni de la réalité pour sortir de la situation avec le beau rôle (ou un rôle pas trop moche), à ses propres yeux, au moins : la proposition qu'il fait à Sandra est absolument indécente et inacceptable au regard de ce qu'elle a vécu mais il est (sincèrement) convaincu que c'est la bonne décision, qu'au mieux il agit pour le bien de tous, qu'au pire il limite les dégâts, comme un Franz Stangl à Treblinka ou un Douch au Cambodge. Et puis il y a aussi le contremaître, ce personnage immonde et méprisable, avatar des gardiens de camp et autres kapos et qui sévit toujours impunément de nos jours. Les conditions de travail ont évolué mais la mentalité de cette engeance est restée bloquée sur l'époque des plantations de coton ou de la Révolution Industrielle. Je crois que j'ai plus de respect et de considération pour un militaire, un flic ou un curé que pour un contremaître d'usine, sa blouse et son chronomètre... Sinon, pour en revenir au film proprement dit, je ne suis pas le plus grand fan du cinéma des frères Dardenne mais là, ils m'ont enchanté. Cela dit, s'ils sont beaucoup moins misérabilistes que dans leurs autres films, ils cèdent quand même un peu à un certain angélisme de gauche qui a dû faire bondir de leur siège tous les Eric Zemmour de la Terre : en gros (et je caricature, volontairement), les ouvriers d'origine étrangère sont gentils et solidaires de leur infortunée collègue alors que les Belges sont méchants et ne pensent qu'au fric. C'est d'ailleurs au niveau du scénario que "Deux Jours, une Nuit" peut éventuellement un peu pêcher (certaines réactions des collègues de Sandra...) car le style est irréprochable. Sobre, efficace, leur caméra sur l'épaule est fluide et, surtout, colle parfaitement au sujet, chose qu'on ne peut pas dire de tous les films qui utilisent ce procédé. Les acteurs sont aussi très bons : Fabrizio Rongione dans le rôle du mari/béquille, Marion Cotillard, évidemment, même si le côté répétitif de l'action (je parle au gens, je bafouille un peu, je m'excuse, je comprend, je fais une tête de chien battu, je me bats, je me décourage...) n'est pas forcément à son avantage, et puis surtout Olivier Gourmet qui, en seulement 3 lignes de texte et 30 secondes de présence à l'écran, exprime tout son génie dans le rôle du contremaître. Enfin, et même si ce n'est sans doute pas la façon dont les auteurs ont voulu qu'on l'interprète, pour tous les ennemis acharnés du travail en tant que valeur (dont je suis), la fin du film est édifiante : quand Sandra a un job, elle est en dépression, quand, en un week-end, elle le perd, elle s'est reconstruite. Le Droit à la Paresse. "G L O R I A, Gloooria !"