Prenant l’argument du livre éponyme d’Octave Mirbeau, Benoît Jacquot traite ce récit avec un certain doigté. La qualité de sa photographie hantée, par instants, par les maîtres du réalisme de la fin de ce siècle nous fait revivre des tableaux qu’on croirait sortis de Millet, Van Gogh, Corot ou Manet. Outre une tranche de vie d’une jeune femme au charme indiscutable, le réalisateur nous offre une peinture assez acide d’une époque, gangrénée par le mépris d’une classe de petits rentiers oisifs envers ces petites gens qui n’ont que leurs bras à louer, époque secouée par l’antisémitisme prospérant sur l’affaire Dreyfus. De même, certains personnages sont droit issus de la palette d’un Daumier. Tous ces personnages sont parfaitement interprétés par une équipe d’acteurs qui donnent des accents de vérité à chacune des séquences. Bien sûr, c’est surtout l’excellente Léa Seydoux qui incarne l’héroïne avec toutes les facettes de ce troublant personnage en constante évolution.
Certes, Célestine, regard impertinent, visage résolu, nous est présentée comme instable, mais si on la respecte, si on lui parle correctement, elle est prête à tout pour faire plaisir comme auprès de la grand-mère de Georges (Joséphine Derenne), d’une effarante docilité comme auprès de Georges (Vincent Lacoste). Mais coincée entre une mesquine patronne sadique et un "monsieur" bien décidé à user de son droit de cuissage, harassée dans une demeure devenue parcours d'obstacles, soumise à des vexations, à des tâches avilissantes, elle se rebiffe. Ces diverses scènes permettent à Benoît Jacquot de disséquer les tortueux méandres de l'asservissement. Besogne harassante, bizutages humiliants... Tout en recoins et en escaliers, la demeure se transforme en un parcours où Célestine, bête de somme, tente de reprendre son souffle. Pourtant, elle révèle sa fragilité lors de la bouleversante scène où, apprenant la mort de sa mère, elle s’écroule en larmes, orpheline, seule au monde, sans amour, vilipendée par madame Lanlaire.
Confrontée à la vilenie du monde, n’ayant comme espoir que les sordides propositions d’une "modiste" qui lui offre l’antichambre de la prostitution. Elle aurait pu rêver d’épouser un de ces fils de bonne famille, elle est assez charmante pour cela. Mais le chevalier épouse-t-il la pauvre bergère ? Il y a aussi les promesses du capitaine (Patrick d'Assumçao) qui, derrière son affabilité, n’hésite pas à étaler son mépris de la vie et des femmes. Ne lui reste que s’appuyer sur un jardinier taiseux qui, après lui avoir fait miroiter son pécule, lui présente la place de tenancière d’un lupanar à Cherbourg. Plutôt que prostituée, fusse de luxe, elle préfère devenir maîtresse en titre, faire partie de cette bourgeoisie qui la méprise car elle est, pour eux, sans valeur. Comme la valeur des objets se mesure à l’aune de ce qu'ils ont coûté, celle des gens à leur compte en banque, elle n’hésitera pas, entorse à la fin du livre de Mirbeau, à se rendre complice d’un cambriolage certes bien mérité. Personnage complexe, cynique et attachante, débordante d’une dangereuse énergie, Célestine a l’impertinent toupet des soubrettes de Molière.
Dans son film, le réalisateur use du passé comme un filtre sur les tares de notre modernité, l’inégalité des sexes, la férocité du monde du travail, les penchants extrémistes des "sans-dents". Comme le disait André Bazin, ce film est bien la "tragédie burlesque, aux confins de l'atrocité et de la farce".