Manifeste du cinéma expressionniste allemand, Le Cabinet du docteur Caligari est la première expression dans les salles obscures d’une société allemande meurtrie et tourmentée après la défaite récente de 1918.
Initialement pressenti par le producteur Erich Pommer pour adapter le scénario de Carl Mayer et Hans Janowitz, Fritz Lang (Metropolis, M le maudit) est trop occupé par le tournage des Araignées (1919) et cède sa place à Robert Wiene, dont il s’agira du premier et meilleur film de sa carrière. Robert Wiene apporte toutefois quelques modifications au scénario en rajoutant un prologue et un épilogue qui ont pour but de faire comprendre aux spectateurs qu'il s'agit d'un récit sorti de l'imagination d'un fou.
Divisé en six actes, Le Cabinet du docteur Caligari présente une structure narrative basée sur la première personne inédite jusqu’alors, avec l’usage d’un renversement final similaire à des films bien plus récents, comme Shutter Island, dont le cadre de l’intrigue se déroule également dans un asile psychiatrique. Mais si la folie est au cœur de ce film fantastique, elle ne doit pas le réduire, comme cela a été trop souvent le cas, à être considéré comme le premier film d’horreur de l’histoire.
En effet, Le Cabinet du docteur Caligari est avant tout le reflet d’une société allemande en proie aux démons de la défaite de la Première Guerre mondiale, et le rejet d’une expression artistique réaliste au profit d’un symbolisme puissant, d’un romantisme de la mort, des fantômes, des ombres et de la nuit.
Après la défaite sanglante de l’Allemagne impériale, Le Cabinet du Docteur Caligari cristallise à l’écran les angoisses et fantasmes du peuple germanique à travers un personnage typique du cinéma muet allemand : le criminel diabolique qui exerce sur la population une impression mêlée d’horreur et de fascination. Cette allégorie invite à réfléchir sur une idée terrifiante : plonger une population entière dans un état d’hypnose collectif et la voir s’offrir à la mainmise du fascisme. « Devenez Caligari », affiché sur les murs des villes, prend alors une dimension politique : pour ne pas se laisser prédire son avenir, mieux vaut devenir maître de son présent. L’acte est révolutionnaire, à l’image de l’esthétique du film, mais le message est clair : un sombre présage est à l’œuvre.
Le décor est essentiel pour comprendre ce basculement et ce goût morbide, alimenté par de fausses perspectives, des angles aigus et des proportions tronquées. Peint en trompe-l’œil, il déforme la réalité par des lignes brisées et obliques. Le bureau du docteur est l’illustration parfaite de cette forme picturale si tourmentée et caractéristique d’un art allemand en plein bouleversement. Les maisons et les escaliers sont tordus, les portes, les arbres, les fenêtres, les rues, les couloirs prennent des formes étranges, et tout est lié à un déséquilibre psychique. Ainsi, l’un des trois décorateurs du film, Hermann Warm, insiste sur ce caractère fantastique et irréel en déclarant : « Les images du film devaient être éloignées de la réalité et revêtir un style graphique fantastique ». Mais il insiste également sur le rôle crucial de l’éclairage, qui souligne l’affrontement entre l’ombre et la lumière : « Les films doivent être des gravures rendues vivantes ».
À sa sortie en Allemagne, le film rencontre un grand succès, puis finit par être diffusé partout dans le monde. Le Cabinet du Docteur Caligari est le premier film diffusé aux États-Unis après la fin de la Première Guerre mondiale. Incontestablement, Le Cabinet du docteur Caligari a marqué les esprits de générations de cinéastes futurs. C’est la naissance cinématographique d’une iconographie, de thèmes et de personnages qui ouvre la voie aux productions de Fritz Lang et F.W Murnau, mais aussi à celles de grands classiques de l’épouvante, comme Dracula (1931) et Frankenstein (1931). Son empreinte se vérifie également sur la production hollywoodienne des trois décennies suivantes, au sein de laquelle vont travailler de très nombreux expatriés allemands, réalisateurs et directeurs de la photographie, qui sont obligés de fuir l’Allemagne nazie. Et encore aujourd’hui, l’influence de cet art pictural sur les grands écrans conserve quelques réminiscences, en particulier chez Tim Burton et l’Etrange Noël de M. Jack, où les décors tourmentés, sombres et irréels peuvent aisément être interprétés comme un écho de l’œuvre novatrice de Robert Wiene.
Malgré le caractère incontournable de ce long-métrage dans l’histoire du septième art, l’œil du spectateur moderne, plus habitué à un rythme et une expression artistique plus captivants et réalistes, ne peut combler le décalage entre deux époques si lointaines. Comme l’a dit très justement le critique André Bazin : « « La pellicule est comme un sarcophage, elle ne vous conserve pas, elle conserve le temps qui passe ». Ainsi, la sensation qui était au rendez-vous dans les années 1920 ne l’est plus aujourd’hui, mais cette œuvre fondatrice reste capitale dans l’évolution artistique du cinéma.