André Téchiné a réalisé L’homme qu’on aimait trop en se conformant aux faits qui se sont déroulés en France à partir de 1977 dans ce qui a été appelé L’affaire Le Roux. Renée Le Roux dirigeait le Palais de la Méditerranée, un casino de Nice, et s’est opposée à sa reprise par son concurrent, le mafieux Jean-Dominique Fratoni. L’avocat de Renée, Jean-Maurice Agnelet, utilise la fille de Renée, Agnès, qu’il convainc de voter pour destituer sa mère du conseil d’administration. Maurice a payé Agnès avec l’argent de Fratoni.
Agnès a déposé le montant reçu pour trahir sa mère dans un compte en Suisse; elle en a accordé l’accès à Maurice. Le 26 octobre 1977 Agnès a disparu, son corps n’a jamais été retrouvé. Peu après, Maurice s’est emparé de la totalité du compte d’Agnès. La police n’a jamais vraiment enquêté au cours des ans. Renée a publié un livre en avril 1989 Une femme face à la Mafia, multiplié les plaintes, engagé des détectives. Au bout de 30 ans, enfin, l’affaire a connu un rebondissement inattendu.
Bien qu’il se soit appuyé sur l’aide du frère d’Agnès, Jean-Charles Le Roux, bien qu’il se soit inspiré du livre écrit par la mère et le frère, le réalisateur André Téchiné ne voulait pas faire de L’homme qu’on aimait trop, un film à charge. Effectivement, il a misé sur une reconstitution minutieuse des faits et même des détails jusqu’à ce courrier trouvé sur le plancher de l’appartement d’Agnès Le Roux quand des jours après sa disparition en 1977 à Nice les policiers sont entrés. Cette base factuelle méticuleuse lui a permis d’avoir un appui pour se concentrer sur les aspects personnels des protagonistes; il a donné l’occasion à ses interprètes de jouer leurs personnages de façon impressionnante pour laisser les spectateurs émus et sidérés.
Le film atteint des sommets psychologiques dans ce portrait d’Agnès, développé par Téchiné et joué par Adèle Haenel, dans cette interprétation nuancée d’un extrême à l’autre de Catherine Deneuve dans le rôle de Renée et dans ce talent pour la duperie transmis par Guillaume Canet qui incarne Maurice.
Téchiné avait été intéressé par Julie de Lespinasse (1732-1776). Cette femme de lettres, dont sa mère a accouché sans être mariée, avait été spoliée financièrement par la famille de son géniteur et elle était devenue amoureuse d’un homme indifférent à elle, le colonel de Guibert. Des femmes et des hommes veulent rejouer leur début de vie alors qu’ils ont été rejetés. Ils s’accrochent maladivement à l’être le plus cruel, indifférent ou sadique qu’ils rencontrent en voulant changer le refus en acceptation et même en amour. Mission impossible. Or, Julie et Agnès se ressemblent dans cette quête malsaine et se rejoignent dans les moyens employés : la correspondance.
Téchiné montre plus qu’une Agnès semblable à Julie, il accompagne sa réincarnation. Obstinée, acharnée, s’humiliant, se suicidant, défiant tous les refus de Maurice, au détriment de toute sa dignité. Agnès se dénude, écrit, tente, re-tente de se tuer, s’accroche en dépit de toutes les semonces de Maurice. Elle est Julie de Lespinasse des siècles plus tard; Téchiné a réussi son portrait.
Catherine Deneuve en Renée Le Roux, ancienne mannequin, veuve, dirige le Palais de la Méditerranée, le casino qui accueille les plus riches. C’est une femme d’affaires directe, sans états d’âme, sans explications. Elle refuse Maurice en tant que directeur. Mais, Deneuve devient la femme maternelle pour qui sa fille est la plus belle. À elle, elle explique pourquoi elle ne peut tout de suite lui donner l’argent de son héritage qu’elle lui réclame.
Pour le film, alors que Haenel est devenue brune, Deneuve est passée du blond doré de ses cheveux au blond platine puis au triste gris. Renée, 30 ans plus tard, dort dans un canapé lit, fait sa cuisine et son ménage seule. Et se rend au procès pour y entendre une fois de plus une décision défavorable à la justice qu’elle ne cesse d’espérer. Pendant les deux tiers du film, elle se promenait dans le casino avec une robe unique à chaque scène et un magnifique diamant pris dans la gangue. Avec sa canne, elle est la première à entrer dans le tribunal trente ans après la disparition de sa fille. Jamais les magistrats et juges d’instructions ne s’expliqueront sur leurs atermoiements au long des trente ans de cette affaire.
Guillaume Canet réussit à rendre le personnage d’Agnelet antipathique en jouant très juste, sans excès, comme si l’infériorisation de l’autre était un plaisir facile qu’il ne boude pas. Il se déplace en moto et il lit beaucoup. Il préfère la lecture à du temps avec sa femme et son fils; d’ailleurs, c’est un collectionneur d’ouvrages de La Pléïade, un collectionneur de maîtresses et Agnès lui offre l’un et l’autre. Autant ses victimes féminines n’ont aucune dignité, autant il magouille avec prestige.
Après avoir évincé Renée et obtenu l’accès au compte d’Agnès, Maurice lui dit aussitôt qu’elle ne peut l’acheter, qu’il ne peut lui consacrer du temps. Il ajoute : « Je déteste être dans les émotions des autres. Tu parles comme une adolescente. »
Maurice est un manipulateur certes mais à sa façon Agnès aussi le manipule. Elle le force à lire son journal, lui écrit des lettres où il est question de leur amour qui s’ouvre, le relance au téléphone, « J’ai voulu te donner les moyens de vivre ce qui est entre nous exceptionnel ». Elle argumente (comme si l’amour était une question d’arguments, de raisons) et va jusqu’à attendre la sortie de son fils à l’école. Alors, il exige qu’elle s’excuse et lui fasse un sourire. Agnès veut acheter une bergerie pour y vivre son amour avec lui. Elle ne sera jamais revue.
Au-delà des faits donc, les personnages sont développés pour attester du crime économique suivi du crime crapuleux.
À contre-jour du pragmatisme d’Agnelet, qui enregistrait toutes ses conversations téléphoniques, le romantisme d’Agnès, qui ne pensait qu’à lui prouver son amour. Mais, surtout, chez une même femme, Renée, la mère, le sens des affaires côtoie le courage maternel. S’ajoute, 30 ans plus tard, une phrase de Maurice Agnelet regardant une photo de Renée Le Roux et concluant : « Au fond j’aurai été l’homme de sa vie ».
Avant le générique final, quelques phrases écrites précisent que le 4 avril 2014, Guillaume, le fils de Maurice Agnelet, a témoigné contre son père. Maurice lui avait dit qu’il avait tiré une balle dans la tête d’Agnès pendant qu’elle dormait.
Comme Jimmy Larouche dans Antoine et Marie, Téchiné a ouvert son film avec une brève scène qui revient vers la fin : un dessinateur trace le portrait d’Agnelet pendant le procès qui se déroule 30 ans plus tard.
Avec L’homme qu’on aimait trop, André Téchiné a réalisé un film exceptionnel. Il offre une reconstitution factuelle et humaine. Au-delà du crime sensationnel, il révèle les émotions vécues par deux femmes, une mère et une fille, qu’un homme a ruinées pour mieux les séparer affectivement et physiquement. À jamais. Ainsi que l’exprime la déclaration de Renée : « J’ai toujours pensé qu’Agnès était enceinte; elle sera privée de sépulture ».