Je vous le dit tout net: j'ai adoré Mademoiselle Julie, film pas mal massacré par la critique. Bien sûr, il est: trop long, trop théâtral, trop bavard, trop confus. Mais la confusion -elle était déjà chez Strindberg, ce me semble! Rien n'est clair, chez Strindberg, dans cet étrange mélange de domination sexuelle et de domination sociale.
C'était un sujet pour Ingmar Bergmann. Il ne l'a pas traité. C'est une de ses compagnes qui s'en empare maintenant, Liv Ullmann, une de celles qui sait le mieux, certainement, ce que le grand maître aurait voulu! Elle se permet d'aérer l'action par quelques scènes qui se passent dans le parc du château, une nature frémissante, autour d'un petit torrent. Elle se permet aussi de filmer un prologue. Une petite fille, seule dans une maison en deuil. Elle sort, elle fait corps avec cette nature secrète. Du coup, on comprend mieux Julie. Son enfance solitaire aux côtés d'un père aristocrate. Avant de mourir, sa mère, qui ne l'aimait guère, lui a quand même inculqué la haine des hommes. Lignées de femmes vendues, viandues pour des considérations sociales, qui subissent la conjugalité, et qui transmettent à leurs filles ce qui sera leur destin: accepter le poids du corps d'un homme qu'on n'aime pas.
C'est la nuit de la Saint Jean. La nuit qui s'est couchée devant le jour -surtout au Nord, la nuit où la nature exulte, où tout est possible, où les génies sortent des bois pour entraîner les filles dans une ronde brûlante, quand la sexualité ne se dissimule plus. La nuit de tous les instincts. Cette nuit là, les domestiques ont le droit de tout faire, les maîtres organisent pour eux un bal, où eux même passent pour honorer d'une valse telle ou telle servante. La baron est absent: Julie, sa fille, le représente, et danse avec John, le valet de chambre de son père. John n'est pas un valet comme les autres: d'une misérable extraction, et poussé par une volonté farouche de s'en sortir, il a lu, il a été au théâtre, il a voyagé, il a même été sommelier dans un grand hôtel, en Suisse (il connait et apprécie le bordeaux..... du Baron).Il parle comme un bourgeois, avec des mots savants. Puis, la livrée bien coupée d'un valet de chambre de grande maison peut être aussi seyante qu'un habit d'officier.... Quelque chose s'est éveillé chez Julie, quelque chose dont, sans doute, elle n'a pas conscience elle-même. Alors elle poursuit John dans la cuisine, elle veut retourner au bal avec lui, elle le harcelle, devant les rebuffades de cet homme qui sait très bien qu'à ce jeu dangereux, il risque de perdre sa place, elle l'humilie, tandis que la tension érotique monte entre eux, -jusqu'au lit du valet. Tout cela, c'est la pièce, que l'on connait tous. Et honte au critique
de téléobs
qui trouve qu'Ullmann n'a pas rendu la "bestialité érotique".... Certes, elle est pudique et a refermé la porte de la chambre. On ne voit pas les protagonistes en pleine séance de rhaorgh, rhaorgh.... mais j'ai trouvé toute cette première partie très lourde d'érotisme primaire....
Puis, au retour dans la cuisine, il y a une interversion complète des rôles. C'est le retour d'une fille paumée, perdue, désespérée, devant cet homme qui le prend de haut. C'est qu'avec sa virginité, elle a perdu son statut d'aristocrate. Ce n'est plus qu'une pute. Moins qu'une domestique. Car non seulement elle a couché -mais elle a couché avec un valet. Elle s'est doublement salie. Et ne voulait elle pas, elle même, la veille, faire avorter sa petite chienne qui avait fauté avec le bâtard du jardinier! Nous tous, fans de Broadchurch Abbey, nous savons que les domestiques de grande maison sont souvent beaucoup plus snobs que leurs maitres. C'est là que le film est très fort, et on comprend que la pièce ait été mal reçue en son temps: plus forte encore que la ségrégation par classes sociales, il y a la ségrégation par le sexe. John n'est plus le valet: c'est devenu le mec. Donc, celui qui a le pouvoir.
Rien n'est clair dans le personnage de John.
A t-il, machiavéliquement, conduit Julie à sa perte pour pouvoir s'enfuir avec elle et l'argent du baron?
Ou, comme il l'a dit, a t-il vraiment été très amoureux d'elle, lorsqu'elle était la lointaine jeune fille, marchant parmi les roses du jardin? Je le crois. Mais cet amour a cessé quand la pure petite aristocrate est devenu juste un corps sous lui.
Jessica Chastain est Julie comme aucune autre ne l'a été avant elle. Bien qu'issue d'un milieu modeste, fine et racée, elle est plus aristocrate qu'aucune des nobliautes qui font parler d'elles chez les pipeules. Elle est magique.
Le problème vient de Colin Farrell. Il ne sent pas la sueur. Il ne sent pas le sexe. Ohoh, me direz vous, y a maldonne! On n'est pas chez Lord Chatterley! John n'est pas garde-chasse! Certes, mais je pense qu'il doit y avoir quand même, chez ce personnage, quelque chose d'un peu brute, d'un peu animal, dont le pauvre Farrell est complètement, mais alors complètement, dépourvu.
Le troisième personnage, évidemment, c'est la cuisinière, témoin muet et désespéré du naufrage de ses fiançailles avec John. Samantha Morton est très bien, mais vraiment pas jolie, ce qui rend le duel avec mademoiselle Julie par trop inégal.....
En dépit de ses défauts (trop théâtral /trop bavard /trop confus), allez voir ce film. Il est envoûtant. Je l'aime.