Cette œuvre du réalisateur américain Ira Sachs n'est pas un film "de plus" sur le thème du couple homosexuel, pas plus qu'il ne peut se réduire à un film sur le couple. Il dépasse de loin ces schémas et nous confronte en fait à la cruauté d'un monde qui exclut d'autant plus impitoyablement les "marginaux" que ceux-ci sont pauvres. Car ce qui plonge définitivement ce couple d'hommes âgés dans la spirale de la déchéance, c'est bien le fait qu'ils se trouvent matériellement démunis à la suite de la perte d'emploi du plus jeune d'entre eux, et par là même dépendants de la charité de leur proche entourage: parents, amis... Certes, le système social américain, moins "protecteur" que le nôtre est un élément aggravant, de même que le fait qu'un employeur peut visiblement y mettre à pied un salarié sous le simple prétexte qu'il a osé épouser une personne de même sexe, ce qui chez nous vaudrait (en principe!) à l'employeur en question de très sérieux ennuis. Mais ces circonstances ne me paraissent que contextuelles; ce qui est proprement bouleversant, c'est l'acuité avec laquelle le cinéaste décrit la spirale qui engloutit progressivement les protagonistes, jusqu'à provoquer la mort de l'un d'eux. Les parents sont certes de bon parents, et les amis de bons amis: aimants, tolérants, empressés, attentifs malgré leurs tics respectifs: Ira Sachs se livre au passage à une description à la fois ironique et attendrie (mais toujours très juste) de la middle class new-yorkaise ; mais cette bonté intrinsèque ne les empêche pas d'être dépassés par la complexité de la situation qui leur est imposée: accueillir au sein de leurs foyers respectifs deux personnages brutalement coupés de leur environnement et de leur partenaire. Le thème éternel de la gratitude, si cher à Eugène Labiche, et son inévitable corollaire, la reconnaissance, est traité ici avec une maestria étonnante : aucun pathos superflu, rien que la poésie du quotidien: comment rester insensible à l'ultime séance de peinture de Ben sur la terrasse de l'immeuble, ou à la scène à la fois cruelle et cocasse où il parle sans discontinuer de menus riens à sa nièce qui tente vainement de se concentrer sur le clavier de son ordinateur? Nous apprenons que l'empathie et l'affection ne peuvent plus grand chose dans une société matérialiste où un minimum de dignité n'est pas octroyée à ceux qui n'ont pas d'autre choix que de vivre de leur art: en ce sens, le problème demeure le même sous toutes les latitudes!
"Love is strange" nous interroge bien sûr sur l'essence et la pérennité de l'amour, mais aussi sur des questions aussi primordiales que la liberté, l'engagement, la solidarité et la transmission des valeurs aux générations qui nous suivent: la dernière scène ne constitue-t-elle pas un message d'espoir, au beau milieu d'un tableau somme toute assez sombre?