Grand classique du cinéma français, "Quai des Orfèvres" se regarde, aujourd’hui, avec l’œil nostalgique de cette époque tellement désuète de l’après-guerre… mais ne doit pas, pour autant, être considérée comme une œuvre poussiéreuse de cinémathèque. En effet, sous ses airs d’enquête policière classique (adapté d’un roman de Stanislas-André Steeman, auteur un peu oublié aujourd’hui), "Quai des Orfèvres" s’avère être une formidable photographie de l’époque, magnifié par les prestations de ses acteurs et le talent du son metteur en scène, le génial Henri-Georges Clouzot. La recette parait simple mais Clouzot savait, mieux que quiconque à l’époque, distiller une ambiance délicieusement macabre (le jeu d’ombre et de lumière et la qualité du noir et blanc est un régal) tout en soignant, avec une particulière attention, ses personnages qui brillent par leur richesse. C’est, d’ailleurs, la formidable écriture des personnages qui permet au film de tirer son épingle du jeu et d’aller au-delà de la seule enquête policière ou de l’intrigue vaudevillesque qu’on aurait pu craindre. Ainsi, Clouzot fait du mari jaloux (Bernard Blier, formidable de dévouement) un musicien de seconde zone, éclipsé artistiquement par son épouse mais totalement épris d’elle… ce qui permet de comprendre son caractère possessif et sa relative lâcheté. Son épouse (Suzy Delair, extraordinaire en vedette de music-hall capricieuse) s’éloigne, également, des sentiers battus puisque son arrivisme exacerbé est presque excusé par son amour sincère par son mari. L’amie du couple (Simone Renant, intrigante) n’est pas le personnage le moins surprenant puisque Clouzot nous trompe, dans un premier temps, sur l’objet de son désir pour mieux ne le dévoiler par des subtiles allusions (ce qui s’avère particulièrement osé, d’ailleurs, pour l’époque). Enfin, bien qu’il tarde à faire son entrée, le rôle le plus marquant du film est sans conteste celui de l’inspecteur Antoine (campé par un Louis Jouvet époustouflant de charisme, avec sa diction si particulière et sa présence si imposante), le réalisateur ayant fait le choix de ne jamais le rendre sympathique dans ses relations avec les suspects mais lui conférant un passé et un fils le rendant finalement humain. Ces personnages magnifient, donc, l’intrigue qui brille, par ailleurs, par ses faux-semblants (la résolution est loin d’être évidente) et qui prend place dans l’ambiance si particulière du Quai des orfèvres avec ses flics qui ne comptent pas leurs heures, ses journalistes qui attendent dans le couloir le moindre scoop ou encore ses interrogatoires à l’ancienne. Enfin, une fois n’est pas coutume, "Quai des Orfèvres" ne souffre pas d’un rythme trop lancinant et bénéficie de dialogues particulièrement bien écrits (les tirades du commissaire Antoine sont autant de merveilles !). Clouzot s’autorise même un peu de fantaisie en truffant son film de moments plus légers (la chanson "son p’tit tralala", qui reste longtemps en tête, la remarque du futur mort sur ses préférences artistiques, les piques du commissaire Antoine…) et pousse même le vice jusqu’à conclure son film par un happy end un peu artificielle mais plutôt réconfortant. "Quai des Orfèvres" est donc un petit bijou qui n’a pas usurpé sa flatteuse réputation et qui rappelle, s’il en était encore besoin, que Clouzot était bien l’un de nos plus grands metteurs en scène.