Peu de films transmettent ce sentiment d’existence, celui d’avoir vécu à l’unisson des personnages. Outre son esprit aventurier, la singularité profonde du cinéma de Stévenin réside dans son souffle romantique, qui se lie entre les êtres et le paysage, et où se dessine toute la grandeur, toute la folie des sentiments humains. Dans « Double messieurs », nous suivons deux hommes qui cherchent leur adolescence en empruntant des chemins de traverse, se perdent… et finissent peut-être par trouver leur âge adulte. François et Léo achèvent pourtant leur voyage séparés, détachés l’un de l’autre. Pas à cause de cette femme fatale (Carole Bouquet, magistrale déesse aux pieds d'argile) qui va faire bifurquer le récit, mais parce qu’ils finissent par ne plus rêver de la même chose. Léo n’imagine rien d’autre que l’impossible retrouvaille avec le passé. François va peu à peu en venir à échanger sa quête d’un moment d’adolescence contre la vérité du présent. François, c’est Stévenin, qui sait comme personne incarner l’introversion du rêveur honteux, un homme qui freine en fonçant, un homme dont la puissance en réserve brûle de se libérer. Peu à peu, il Le passé était pour lui un souvenir mêlé de culpabilité (ce qu’ils ont fait subir au Kunch, on ne le saura jamais), dont il va peu à peu se détacher pour aller de l’avant, quitte à ce perdre dans cette brume magique et inquiétante. Il est finalement modifié par cette montagne mythique et concrète à la fois, dépositaire du secret de l’existence. C’est là, et dans les bras d’une femme à l’abandon inatteignable, qu’il trouve son âge adulte. L’âge des véritables aventures (et non des escapades buissonnières), aventures qui ne sont ni des exploits ni des victoires. Des aventures qui n’ont d’autre valeur que d’avoir été entreprises, menées à fonds perdus sans ambition de réussite. C’est ainsi qu’il ne croit jamais vraiment à la conquête de cette femme qu’il s’est pris à désirer. Mais les instants passés avec elle, les minutes qui vibrent de toutes ses aspirations, de tous ses efforts secrets, de tous ses sentiments timides et éblouis, forment finalement une nécessité existentielle, aussi fragile que vibrante. Le secret au cœur de « Double messieurs » est aérien, impondérable et angoissant. En suivant une femme inaccessible, hypothèse de futur, François est tiré vers le haut. Du sommet où il ne l’atteint pas, elle lui adresse un merveilleux sourire ironique mais complice, un sourire pour adulte. Un sourire qui embrasse les fantasmes dynamiques du présent. Quant à la dernière image du film, ce spectaculaire travelling sur l’abime, elle a valeur métaphysique, celle d’un néant atmosphérique dont François, au long de sa dérive ascendante, de sa poursuite feinte de la femme, a pressenti l’insoutenable légèreté. Il en admet enfin l’insoutenable attraction, là-bas, à l’issue de la vie. Au terme de cette aventure, François sait que le risque de projeter sa vie vers l’avant plutôt que vers l’arrière vaut la peine d’être. « Double messieurs » ne se raconte pas : on se l’approprie ou il s’installe en vous. « Double messieurs » est un voyage plus qu’un spectacle. C’est un film qui part pour vous travailler longtemps, pour vous accompagner dans votre parcours de vie, comme le font quelques rares grandes œuvres.