Le testament du griot
Elle a perdu la mémoire, Dokamisa, jeune questionneuse pourtant. Frimousse éveillée, yeux vifs, liberté d’esprit et répartie rafraîchissante. Mais voilà, d’où elle vient, elle ne le sait pas. Elle a perdu la mémoire mais elle n’est pas seule. Un vieil homme la guide avec patience, vers le point de jonction du passé et de l’avenir, vers sa guérison.
Ainsi chante le griot : Dokamisa est la petite fille de Soundiata Keita, le fondateur de l’Empire Mandingue (13eme siècle), qui, le recevant dans son palais charge Sotigui, le vieux sage, de la réveiller, de renouer le fil perdu de l’histoire, de la rendre une et complète, de la reconstruire.
A la sortie du palais les attend une 2CV et nos deux personnages, l’un guidant l’autre, embarquent pour un parcours initiatique, excentrique et joyeux, dans un univers espace/temps libéré des contraintes, selon les plus purs codes du conte.
C’est que les vieillards ont de choses à transmettre et ce n’est pas parce qu’elle est orale que la culture n’existe pas. Affranchie de l’écriture, elle est légère, se répand comme graines, se propage comme racines, se pose ici et là, germe et grandit. Les aveuglés de la logique, les infirmes du coeur, les raisonneurs de tout crin se sont privés de la sagesse de tout un continent. Sciemment ? La question est posée.
Et pour faire naître les questions de Dokamisa, Sotigui ne plaint ni sa peine, ni ses démonstrations, ni ses histoires, ni ses exemples, ni son amour. Tant et si bien que par moments, elle n’en peut plus, s’évanouit, rêve, revient, recolle les morceaux de cette saga dont elle ignorait tout. Elle était avertie : « Avec moi, vous êtes sûrs de vous perdre et c’est ça qui est beau ».
C’est une histoire qui prend son temps, elle vous conduit de Ouaga au Mali, Allemagne, Belgique et Afrique du Sud, à travers des paysages chargés de couleurs . Elle commence et finit avec des chasseurs, gardiens de la Charte du Mandé, instituée par Soundiata Keita quelques 5 siècles avant notre Déclaration des Droits de l’homme et qui lui ressemble étrangement. C’est un parcours semé de lumières et d’obscurité voire d’obscurantisme, c’est une moisson de bonheurs et de serrements de coeur.
Avec de grands témoins contradictoires : Lamizana, deuxième président de la Haute-Volta, sage et facile d’accès, Hegel pour qui les nègres n’ont pas d’histoire, Voltaire (et quel Rufus magnifique pour l’incarner !) et son Candide aux Amériques : « on ne peut en vouloir aux nègres de vendre leurs enfants... ils n’ont pas de famille et se reproduisent comme des animaux... » Tierno Bokar, les Sage de Bandiagara déclinant, en pleine colonisation (1933), devant ses élèves les trois niveaux de la lumière, Mandela, combattant de l’Apartheid, en sa prison de Robben Island, Savorgnan de Brazza prenant, lui aussi, si maladroitement la défense de nègres qu’il les enterre vivants.
Et des fables illustrées, comme des cartes postales pittoresques et métaphoriques, des idées et des réflexions, un oiseau qui sort de sa cage, des naïfs bernés, des tours de passe passe, un peul venu jouter avec le Mandingue selon les règles de la parenté en plaisanterie, belle invention qui éloigne les guerres, une Dokamisa qui se réveille enceinte de son avenir, un fourre-tout cher aux cancres et aux poètes. Prévert pourrait être africain...
« Le monde est vieux, il faut que le futur sorte du passé »
C’est la longue veille d’Olivier Delahaye au chevet de Sotigui Kouyaté qui est à l’origine de ce film fleuve et indispensable. Il eut été impardonnable de laisser s’étreindre cette lumière, ce descendant d’une longue lignée de griots, le compagnon de Peter Brook, ancien capitaine de l’équipe de foot du Burkina Faso, le musicien, chanteur, poète, ce fils d’Afrique et citoyen du monde, immense et iconique personnage dont la longue silhouette aura traversé une dernière fois l’écran de London River, en marquant à jamais prunelles et esprit, sans en recueillir le message.
Il fallait qu’au moment de demander la route, cet homme magnifique puisse passer le relais, transmette sa morale, confier ses espoirs dans un monde plus juste. Il fallait un griot au griot, et même deux puisque Dani, son fils, s’est joint à l’aventure .
Réalisation bicéphale, un français, un africain , un blanc un noir, pour un projet fou, un propos simple : et si l’Afrique, cette Dokamisa rendue amnésique, avait quelque chose à nous dire ?
Et si l’histoire était à raconter dans le bon sens ? Et si on acceptait enfin de reconnaître la
dignité de l’autre, d’abandonner cette peur du noir, de nous éclairer à ces Soleils ? Pour Sotigui ce furent Soundiata Keita et les chasseurs, Lamizana, Tierno Bokar, le Sage de Bandiagara révélé par Amadou Hampaté Ba, mis en scène par Peter Brook, et Mandela, enfin écouté par les blancs...
Comment de pas évoquer ces migrants qui frappent à une porte close ? Comment de pas être blessé par les penseurs des Lumières qui, sensés combattre l’esclavage et lutter pour le respect humain, ont choisi de traiter l’Africain comme un être inférieur ?
Tous sur le pont
Si le choix de la jeune actrice franco-ivoirienne Nina Mélo, pour le rôle de Dokamisa, semble couler de source, trouver celui qui incarnerait Sotigui Kouyaté était tâche difficile et pourtant... Binda Ngazolo, célèbre conteur et comédien prête sa haute silhouette et sa belle prestance. Sa voix profonde emporte l’adhésion, et fait écho à celle, juvénile, de Nina. Leur dialogue court le long du film, fil rouge de cette leçon d’humanité.
Ce n’est pas un hasard si les voix de Barbara Hendricks (A Long Way to Freedom) et de
Fatoumata Diawara (C’est la route qui est belle), se joignent à l’aventure.
Afin de magnifier les couleurs, les réalisateurs ont choisi de tourner pendant la saison des pluies, Dominique Colin, le chef opérateur parle de chaque plan comme d’un petit miracle, le souvenir de la catastrophe de Lost in la Mancha subie par Terry Gillian était constamment présent …« Je ne sais comment j’ai éclairé Soleils, mais je me souviens surtout qu’ il m’a éclairé ! » Au sein d’une équipe formidable, on découvre, entre autres, Papa Mahamoudou Kouyaté en chef décorateur.
Entre deux mondes
Lors du dernier Fespaco, deux films burkinabés étaient dans la sélection officielle, L’oeil du Cyclone de Sékou Traoré et Cellule 512 de Missa Hebié ; Soleils fut projeté en marge et
les spectateurs de se demander pourquoi il avait été écarté...Soleils trace sa route dans de nombreux festivals à l’étranger, mais pas en France. Au prétexte de ne savoir dans quelle catégorie le classer, film africain ou français, il fait figure de grand oublié et n’a pas trouvé de distributeur.
Ce plaidoyer pour l’Afrique, serait il jugé inopportun ? Le temps de la reconnaissance ne serait il pas encore venu ? Ou faut il sanctuariser nos Lumières de peur que ces Soleils ne les brûlent ?