S'il fallait une preuve supplémentaire qu'il est stupide d'avoir des idées préconçues, le film belge flamand "Alabama Monroe" arrive à point : il y a 4 ans, à propos de "La merditude des choses", 3ème long métrage de Felix Van Groeningen, j'avais écrit : "J'aurais sans doute dû rire, mais je n'ai pas ri ! Le trait est en général beaucoup trop gros : beuveries sans fin, bêtise humaine (masculine, principalement). Le cinéma belge nous a offert beaucoup, beaucoup mieux". De quoi décourager d'aller voir les films suivants du monsieur. Sauf que là, il y avait dans le film suivant, "Alabama Monroe", un élément qui ne pouvait que me pousser vers lui : la musique. Ayant vu et entendu quelques extraits musicaux de ce film, il m'était impossible de résister : une BO qui tourne autour du bluegrass, une des branches majeures de la musique country, cela devait déjà suffire à mon bonheur ! Avec, en plus, une cerise sur le gâteau : une reprise à se pâmer de "If You Needed Me", une des plus belles chansons du plus grand auteur de chansons du monde, toutes époques confondues (je pèse mes mots, croyez moi), le texan Townes Van Zandt.
A part ça, il y avait bien sûr un film, une histoire, dont je ne savais presque rien a priori. Eh bien, pas besoin d'être un fan de Bill Monroe (l'"inventeur" du bluegrass) et de Townes pour apprécier "Alabama Monroe". Adapté de la pièce de théâtre "The Broken circle breakdown featuring the Cover-Ups of Alabama", écrite par Johan Heldenbergh et Mieke Dobbels, grand succès en Belgique flamande et aux Pays-Bas, "Alabama Monroe" est à la fois émouvant, drôle et profond. La construction du film est exceptionnelle : absolument pas linéaire, pas vraiment de flashbacks non plus, non, le film évoque une bonne dizaine de périodes différentes sur une durée totale de 7 à 8 ans et il passe sans arrêt d'une période à l'autre sans que, à aucun moment, le spectateur ne soit perdu. Dans une histoire a priori très dramatique (le cancer de la fille d'un couple, âgée de 6 ans), cette construction permet d'alterner les sentiments ressentis par les spectateurs, de le faire passer des larmes au rire (cette fois ci, il m'est arrivé de rire, mais j'ai eu aussi plusieurs fois les larmes aux yeux, sans qu'on puisse pour autant considérer le film comme étant un mélo). Comme le couple joue et chante dans un groupe de bluegrass, on a une douzaine de fois le passage d'une période à l'autre qui se fait sous forme d'une prestation (fabuleuse, chaque fois) de ce groupe, soit dans une chambre d'hôpital, soit en répétition, ou, le plus souvent, en concert, les salles dans lesquelles ils jouent devenant de plus en plus importantes. Très souvent, voire toujours, les chansons qu'ils interprètent ont un lien direct avec ce qui vient de se passer ou ce qui va se passer. Il faut dire que le bluegrass, lui aussi, a le chic pour varier les atmosphères, étant parfois proche du tragique et parfois très enjoué.
Johan Heldenbergh, un des auteurs de la pièce, les cinéphiles le connaissent pour l'avoir vu jouer dans "Ben X", "Moscow, Belgium", "La merditude des choses" et "Hasta La Vista". Il reprend dans le film le rôle principal qu'il avait déjà tenu dans la pièce. Un rôle pour lequel il avait appris à jouer du banjo, de la guitare et de la mandoline. Il doit y avoir beaucoup de ce Kriss Kristofferson flamand dans le personnage de Didier, totalement athée, à la fois grand connaisseur de la culture américaine et grand pourfendeur des conservatismes extrêmes qu'on observe dans ce ce pays : George W. Bush, les "néo-cons", les créationnistes anti-Darwin, les "pro-life" qui, simultanément, militent pour la peine de mort et, au nom de la religion, pour l'abandon des recherches sur les cellules souche, tout ce petit monde obtus en prend pour son grade. Dans ce film, Johan Heldenbergh est fabuleux, à la fois comme comédien, comme chanteur et comme musicien. Même si elle ne fait que jouer et chanter, Veerle Baetens qui joue Elise, la femme de Didier, est au même niveau d'excellence. Face au radicalisme athée de Didier, Elise qui, dès sa première apparition dans le film, porte une croix de façon ostensible, se réfugie petit à petit dans la religion et la spiritualité.
On terminera en revenant sur la partie musicale du film et en le comparant avec "Inside Llewyn Davis", le film des frères Coen qui a obtenu le Grand Prix du Jury à Cannes 2013 et qui sortira le 6 novembre . "Inside Llewyn Davis" et "Alabama Monroe" sont 2 films dans lesquels la musique tient un rôle important. Dans les 2, la musique est américaine, folk des années 60 dans le premier, bluegrass (ce qui est le plus proche du folk dans la musique country) dans le second. Le premier est américain, le second belge flamand. Eh bien, même si c'est limité à 2 ou 3 phrases, on en apprend beaucoup plus sur la musique folk dans le film flamand que dans le film américain. Quant au reste, en dehors de la musique, "Y'a pas photo", le film flamand est 10 coudées au dessus du film des frères Coen.
Sinon, la réception de "Alabama Monroe" par la critique française n'est pas sans me surprendre : globalement, ce film a été très bien reçu (sauf par les Inrocks, mais ça, c'est plutôt un bon signe pour un film !) et c'est tant mieux. Non, ce qui curieux, c'est que, presque toujours, la qualité de la partie musicale est mise en avant. Or, depuis la nuit des temps, la musique country a toujours été considérée par nos bons critiques français comme une musique ringarde, tout juste bonne à être donnée en pâture à ces gros "rednecks" réactionnaires du sud des Etats-Unis. Le monde serait-il en train de changer ?! Après tout, le dernier album de Sanseverino, c'est du bluegrass en français !