Alejandro Gonzales Innaritu occupe un statut à part dans la galaxie hollywoodienne, car créateur avec son ex-fidèle scénariste Guillermo Arriaga d’un style narratif très particulier et déroutant qui entraine le spectateur sur plusieurs histoires apparemment distinctes se déroulant dans des milieux, voire sur des continents différents et dont les liens se nouent peu à peu jusqu’à aboutir à un climax final donnant toute sa cohérence à l’ensemble. En 2000 « Amours chiennes » leur premier film en commun et sans doute leur meilleur, produit au Mexique fit l’effet d’un coup de tonnerre autant pour la force crue de son propos que pour sa virtuosité. Depuis Inarritu a fait de nombreuses émules y compris le grand Sidney Lumet qui en 2007 avant de tirer sa révérence montra avec « 7h58 ce samedi-là » que le procédé n’avait aucun secret pour lui. De Mexico à Hollywood il n’y a qu’une encablure et c’est dans la Mecque du cinéma que le jeune réalisateur a mis en chantier en 2003 son deuxième long métrage « 21 grammes », un peu moins digeste mais néanmoins salué par la critique. Après « Babel » (2006) fresque altermondialiste avec Brad Pitt et Cate Blanchett, Inarritu s’est séparé de Guillermo Arriaga sentant peut-être que le procédé narratif ingénieux proposé par les deux hommes déboucherait fatalement sur une impasse les contraignant à une surenchère qui finirait pas lasser et les exclure définitivement d’un cinéma certes plus conventionnel mais davantage accessible. En 2010 « Biutiful » avec son sujet plombant sur la fin de vie est resté relativement confidentiel. Inarritu passé pour la première fois à l’écriture avait donc besoin de prouver qu’il pouvait exister sans Arriaga. Rien de mieux pour séduire les critiques américains que les pensums doloristes sur les affres de la célébrité. « Birdman » le cinquième film du réalisateur a décroché la timbale, remportant deux statuettes majeures aux Oscars 2015 avec celle du meilleur réalisateur et celle du meilleur film. Les festivals du monde entier ont récompensé le retour en grâce de Michael Keaton retombé dans un relatif anonymat après avoir côtoyé les sommets grâce à son rôle de Batman dans les deux épisodes dirigés par Tim Burton en 1989 et 1992, lors de la première tentative d’Hollywood pour réactiver les comics au cinéma afin de profiter à plein de l’essor prochain des effets spéciaux et aussi pour venir en relai de la panne d’inspiration des scénaristes de studios. Le flop des épisodes 3 et 4 mis en scène par Joel Schumacher mis pour un temps en berne la reconquête, l’heure n’ayant pas encore sonné. Vingt ans plus tard ce sont bien les adaptations Marvel et DC Comics qui font les blockbusters. Sélectionné à l’époque pour le rôle de Batman parmi une liste impressionnante de candidats potentiels dont Kevin Costner, Mel Gibson ou Tom Cruise parce qu’il avait déjà collaboré avec Tim Buron pour « Beetlejuice », Michael Keaton apparait aujourd’hui comme ces tirailleurs sénégalais de 14-18 que l’on envoyait en première ligne au sortir des tranchées pour encaisser la première salve des feux ennemis. Si les comics ont un peu plombé la carrière de Keaton, ils ont au contraire réveillé celle de Robert Downey Jr. qui est devenu l’acteur « bancable » du moment. La preuve qu’en matière de célébrité le timing fait tout. Comme Spike Jonze avait pénétré dans le cerveau de John Malkovich (« Dans la peau de John Malkovich », 1999), Inarritu s’immisce dans la psyché de Keaton que sa caméra suit d’un bout à l’autre du film pour ce qui sera malgré quelques trucages le plus long faux plan-séquence de l’histoire du cinéma. On découvre donc Riggan Thompson (Michael Keaton) en lévitation dans sa loge grâce au pouvoir imaginaire qui lui reste du temps lointain où star mondiale éphémère, il incarnait « Birdman ». Il a décidé dans un ultime sursaut de se confronter à l‘exercice périlleux de la mise en scène à Broadway d’une nouvelle de Raymond Carver (Parlez-moi d’amour) pour tenter de relancer encore une fois une carrière encalminée par le poids trop lourd d’un super-héros qui l’a momifié dans l’inconscient collectif. Vieilli et usé, n’ayant plus que sa vanité à laquelle se raccrocher il doit se frotter à la férocité critique new-yorkaise pour tenter d’acquérir enfin ce qui lui a été refusé toute sa vie, le statut d’acteur. Complètement désinhibé et entièrement tourné vers sa quête d’échapper à la voix obsédante de Birdman qui le rabaisse en permanence, Thompson/Keaton gère au débotté son
manager angoissé, un partenaire de jeu défaillant qu’il évince de manière peu élégante, son remplaçant rempli de ce qu’il croit être le don du jeu, sa fille à peine sortie d'une cure de désintoxication, sa maîtresse croyant être enceinte ou encore une diva de la critique qui lui a déjà réglé son compte avant même la première
. Rien n’y fera, la tentative restera piteuse, la pièce ne devant son succès qu’à une série d’évènements fortuits tenant plus du fait divers faisant le buzz que de la performance scénique de l'acteur. Thompson devra se rendre à l’évidence, il est Birdman pour toujours. Inarritu toujours à la limite de l’épate et en recherche de performance ne fait pas dans le ciselé, ne reculant devant aucun effet choc pour démythifier la célébrité sous toutes ses formes qui asservit l’homme bien plus qu’elle ne le libère. Cette lourdeur démonstrative qui sert davantage la forme que le fond ne fait pas entrer le spectateur en empathie avec les personnages, obéissant ainsi aux visées répulsives du réalisateur qui veut faire ici œuvre sanitaire pour les trop nombreux candidats à la brillance des sunlights. Entreprise de destruction réussie mais néanmoins célébrée unanimement par la profession qui n’aime rien tant que s’autoflageller. Michael Keaton quant à lui prend une sacrée revanche, omniprésent à l’écran après avoir dû jouer plus souvent qu’à son tour les utilités depuis vingt-cinq ans.