« Ce qui suit est ma version, ou plutôt l’histoire de ce qu’il est passé. J’étais seul depuis un moment. En proie à la solitude. A l’ennui. Rien à faire de mes journées. C’est là que j’ai commencé à "ombrer". Suivre des gens. N’importe qui pour commencer. C’était le but de la chose, quelqu’un au hasard, quelqu’un qui ne savait pas qui j’étais. Juste voir ce qu’ils faisaient. Où ils allaient… Puis je rentrais chez moi. »
C’est par ces mots que s’ouvre, en 1998, « Following » ; obscur film réalisé par un jeune réalisateur anglais totalement inconnu ; film fauché primé dans quelques festivals et qui, par un mystère étrange, s’est retrouvé parmi les quelques bandes-annonces d’une des très rares VHS que je possédais à l’époque.
Je me souviens que cette bande-annonce elle m’avait intrigué en cette fin de XXe siècle. Ces mots m’intriguaient. Ce style noir et blanc m’intriguait…
Il y avait dans ce noir et blanc parfois crasseux l’imagerie de ces films pensés autrement ; quelque-chose qui à l’époque détonnait pas mal et savait se présenter comme le marqueur des œuvres qui entendaient se faire à la fois expérimentatrices et stimulantes.
Et l’air de rien, cette bande-annonce je me la suis regardé un paquet de fois avant que, au tout début des années 2000, l’occasion me fut donnée, au hasard des programmations Canal+, de découvrir ce premier représentant de ce qu’allait devenir par la suite le cinéma de Christopher Nolan.
Quand bien même ce film est-il totalement fauché (à peine 5 000 £ de budget), tourné sur plus d’un an par petites tranches faute de disponibilités de la part de l’équipe d’acteurs et de techniciens, et le tout s’efforçant de cacher son manque de moyens derrière un noir et blanc pas toujours du meilleur niveau, on ressent malgré tout que s’exprime déjà dans ce film une patte. Une patte d’auteur.
Alors certes, certains effets pourront paraître aujourd’hui quelque peu superfétatoires, comme cette idée de montage non-chronologique qui constitue depuis l’une des marques du cinéaste. Mais non seulement à l’époque cela savait détonner, mais en plus, avec le recul (j’ai revu ce film en 2020), cette manière de faire se révèle beaucoup moins superflu que certains pourraient le dire.
Pour ma part, j’ai toujours apprécié chez Nolan cette envie de raconter ses personnages non pas au fil de la chronologie de leurs actes mais plutôt en cheminant autour de leurs contrastes.
Découvrir Cobb, c’est découvrir un personnage au travers de ses propres oppositions. D’abord il dit vouloir suivre à distance sans jamais interagir, ensuite on le voit convulser puis recracher un gant ; gant qui sera le symbole de sa propre infraction, celle des règles qu’il vient à l’instant d’édicter.
Ce jeu de va-et-vient n’est jamais anodin. Il montre que, dès le départ, Cobb contient sa propre contradiction, sa déchéance. L’histoire qu’on nous raconte n’est pas celle d’un homme qui va vriller mais celle d’un homme qui vrille déjà.
D’ailleurs, au fond, le film commence avec le récit de Cobb fait à l’inspecteur. Donc le film ne fait que raconter un instant ramassé dans le temps ; un instant qui contient déjà tout.
Alors sûrement que certains diront qu’on ne fait que retrouver là que les signes de ce que d’aucun se plairont à qualifier de cinéma de « petit malin » ou de cinéma « d’enfumeur ».
« Following » distrait uniquement, diraient-ils, parce qu’il s’amuse à nous embrouiller avec un petit tour de prestidigitation au final bien vain.
A cela je répondrais qu’ils auraient bien tort de percevoir la chose ainsi, du moins en partie.
Parce que oui, Nolan est bien un prestidigitateur. Il ne s’en est jamais caché. Son film « Le Prestige » en est d’ailleurs une belle illustration.
Mais justement, c’est aussi cela la force du cinéma de Nolan ; un cinéma qui est incontestablement un cinéma d’auteur.
Car Nolan exprime en fait déjà dans ce « Following » ce qu’il exprimera dans tous ses films par la suite : il exprime cette question de sa posture de cinéaste.
Nolan a justement conscience de sa vanité, il n’est qu’un homme qui suit, qui observe, mais qui au bout d’un moment ne peut s’empêcher de modifier le réel, de glisser des objets à des endroits inconvenants pour ça fasse des histoires à raconter, de se raconter une histoire…
Ainsi Nolan n’est-il rien d’autre qu’un chômeur qui a un sticker Batman collé sur sa porte d’appart miteux ; un chômeur qui se raconte un film comme quoi il serait l’écrivain, préférant une vieille machine à écrire à un ordinateur juste parce que ça le conforte dans l’image qu’il se donne de lui-même… Un chômeur qui se fourvoie lui-même au point d’oublier parfois où se trouve la frontière entre la réalité et la fiction…
Nolan n’est pas dupe. Il nous le montre et il nous dit…
…de la même manière qu’il nous dit que, nous, spectateurs, en venant voir son film, nous recherchons ça aussi : être dupés.
Et l’air de rien il est là tout le charme de ce film pourtant formellement boiteux.
Il est dans cette lucidité précoce. Il est dans cette version condensée et épurée de ce qu’est le cinéma nolanien.
Un cinéma de simple suiveur…
…Mais un cinéma qui donne envie d’être suivi.