Après le succès de Jeune et innocent en 1937, Alfred Hitchcock, au sommet de son art en Grande-Bretagne, commence à jouir d’une grande réputation outre-Atlantique et s’apprête à conclure la décennie des années 1930 avec un thriller d’espionnage qui n’est pas sans faire penser au cadre et à l’atmosphère de l’une des œuvres majeures d’Agatha Christie, Le Crime de l’Orient-Express, publié seulement 4 ans plus tôt.
Ce rapprochement est toutefois à nuancer. Là où Agatha Christie s’inspire d’une affaire médiatique de kidnapping, Alfred Hitchcock déroule son récit à la lumière de la menace nazie grandissante, un an avant le déclenchement de la Seconde Guerre mondiale. Attribuer le rôle des méchants de ses films aux représentants de cette idéologie ténébreuse n’est pas chose nouvelle dans la filmographie du cinéaste, qui a commencé cette pratique dénonciatrice dès 1933, avec L’Homme qui en savait trop.
Au départ, ce projet cinématographique n’était pas confié au maître du suspense, mais à Roy William Neil, producteur à la Gainsborough Pictures, contraint de laisser sa place après une blessure durant les premiers jours de tournage et un incident diplomatique avec la Yougoslavie relatif au traitement négatif des autorités du pays dans le script du film. Hitchcock arrive et remanie l’équipe du film, puis modifie le scénario en y ajoutant un ton léger et comique, qu’il mélange au genre dramatique de l’intrigue initiale. Il invente un nouveau pays, la Bandrika, et change quelques éléments scénaristiques.
Ce nouveau long-métrage, basé sur le scénario du roman « The Wheel Spins », se tient presque à huit clos, dans la mesure où les décors varient peu. Dans une première partie au ton presque intégralement comique et proche du vaudeville, introduite par la maquette d’une gare faisant penser à celle de Jeune et innocent, les différents personnages sont présentés et introduits entre les murs d’un hôtel plein à craquer. Dans la seconde, le train en direction des Balkans voit se dérouler l’intrigue principale et dramatique, l’enlèvement de Miss Froy, une vieille dame anglaise en apparence ordinaire. Pour mener l’enquête, une jeune héritière américaine prête à se marier, Iris Mathilda Henderson, et un musicien fantasque et vif d’esprit, Gilbert Redman, s’associent pour interroger les différents témoins. Néanmoins, chacun d’entre eux dispose d’intérêts personnels qui les motivent à ne pas coopérer et qui font d’eux autant de suspects potentiels. Dans cette partie de Cluedo grandeur nature, nos deux détectives en herbe font fonctionner leurs cellules grises et mettent leur réflexion en commun jusqu’à mettre à jour un vaste complot impliquant des agents à la solde d’une autorité faisant penser à celle du régime nazi. A la veille de la Seconde Guerre mondiale et alors que cette idéologie menace l’Europe, Hitchcock stigmatise clairement le pacifisme, dénonce la neutralité et soutient l’entrée en guerre de l’Angleterre contre l’Allemagne. Le passager du train qui agite un mouchoir blanc est tué tandis que les deux amis anglais, représentants de la détermination britannique et longtemps restés indifférents au drame qui se joue dans le train, prennent les armes pour sauver le petit groupe d’une mort certaine.
Pour porter son film à l’écran, Hitchcock fait confiance à deux inconnus : Margaret Lockwood, qui n'a alors que quelques seconds rôles derrière elle, et Michael Redgrave, célèbre au théâtre, qui obtient son premier et plus grand rôle au cinéma. Ce duo crève l’écran, prolongeant celui de Robert Donat et Madeleine Caroll dans Les 39 Marches, dans une même dynamique de séduction.
De l’arrivée mouvementée et comique dans l’hôtel à l’épilogue au registre plus sérieux, le rythme ne faiblit jamais et le spectateur se retrouve coincé dans ce train, emporté dans cette enquête le long des chemins de fer. Dans ces wagons qui se suivent, les apparences sont trompeuses et on se rend compte à quel point le cinéaste a pu s’amuser à perdre le public avec des fausses pistes et des zones d’ombres. Pris au jeu, difficile de cacher son propre plaisir à participer avec le couple de premier plan pour dénouer cette affaire énigmatique.
Quelques mois plus tard, après une dernière production (La Taverne de la Jamaïque), la période anglaise d’Hitchcock s’achève. Celle qui a offert ses premiers succès au réalisateur et qui lui a permis d’améliorer ses techniques cède sa place aux studios Hollywoodiens, qui donneront naissance aux plus grandes réussites hitchcockiennes.