"The best offer" est, en miroir de tous les tableaux qu'il nous présente, un chef d’œuvre vertigineux et déroutant. Multipliant les angles d'attaques et les atmosphères, thriller inquiétant, drame romantique désabusé, il réussit à faire de son spectateur un véritable contemplateur, muet et pensif.
Le film joue abondamment de l'image du double. "Double" de la contrefaçon dans l'art, qui rythme la progression de l'intrigue. Car le commissaire-priseur qu'est Virgil Oldman, dont l'art est justement de distinguer le vrai du faux, s'inscrit dans un jeu qui dépasse cette binarité. Tout d'abord, il profite de son expertise pour s'arroger des "vrais" au prix du "faux". Avec son "ami" (à double tranchant), il joue un double jeu. L'art est un artifice, c'est le mensonge d'où émane la beauté, beauté qui comme l'amour, se vend au plus offrant. (On sent poindre ici le pessimisme qui gagne le récit).
"Double" magistral qu'est la femme, Claire Ibbleston. Femme qui ne se montre jamais -du moins jamais telle quelle, toujours sous le masque-. Femme dont Virgil bâtit un idéal, précisément parce qu'il ne peut la voir, et parce que la distance magnifie la beauté. La femme physique devient la femme du tableau, la femme qu'on imagine derrière le mur, derrière la toile. Il s'aveugle sur ce qu'est cette femme-ci, la comédienne magistrale (mise en abyme du cinéma).
Femme qui se dédouble et trahit.
Femme qui s'est constituée comme le double de Virgil Oldman -et c'est là le nœud de leur relation. Pour attirer le commissaire-priseur, elle a bâti un personnage qui n'est autre que Virgil pris au miroir. Elle a peur de la foule, il a peur des gens. Il ne les comprend pas. S'il semble maîtriser les espaces ouverts, c'est parce qu'il les rends siens : il les peuple d'art (sa chambre emplie de tableaux), il les fréquente par le biais de l'art (le restaurant gastronomique où tout n'est qu'apparence, où tout est mis en scène). Il est en réalité presque aussi peu à l'aise que le personnage que joue Claire. Et dans leur relation, il cherche autant à la guérir qu'à se guérir lui-même. Il est mis face à sa peur de l'Autre, de la Femme qu'il méconnaît et comprend mal.
Car une relation qui n'est qu'apparente, hors du monde de l'art, devient trahison. Dans cet amour contrefait, qui peut dire ce que Claire avait mis d'elle même ? Même si le film reste volontairement pessimiste, on ne peut s'empêcher de penser que quelque chose de leur amour a survécu. Par attachement naïf peut-être. Parce qu'il y a toujours de l'authentique derrière la contrefaçon. Parce que les discours de Virgil sont terriblement sincères et touchants.
Certes la relation de l'amour à l'art est un lieu commun, une histoire simple. Mais une histoire qui offre des interprétations doubles. Ce "double" dont j'ai essayé de tracer les grandes lignes devient un motif qui donne toute sa force au récit. A tel point qu'il permet toutes les hypothèses les plus saugrenues pendant le visionnage [spoiler](on peut s'imaginer que Claire a une jumelle qui aime Virgil tandis qu'elle-même joue la comédie, ou bien que Claire est intérieurement divisée, voire atteinte de schizophrénie). L'intrigue, noire et puissante, nous laisse imaginer quantité de fins possibles. Et c'est la fin la plus noire, mais peut-être pas la plus puissante, qui l'emporte.
Car, pour moi, le film a dépassé son projet initial. Ce monde de l'art, ce monde du double, a laissé entrevoir un schéma infiniment plus complexe que celui de la trahison. Il a laissé percer le doute, l'empathie, la manipulation, la violence. Il a laissé l'esprit vagabonder et rêver, pourquoi pas, à l'amour impossible entre Virgil et Claire. Il se clôt sans pouvoir dénouer le mystère qu'il a épaissi. Car la fin est terriblement triviale malgré tout, et d'autant plus violente pour Virgil. Elle emporte avec elle tout espoir. Mais les champs de réflexion qu'elle a poussée jusqu'alors, ainsi que la douce atmosphère élégiaque de la contemplation, demeurent longtemps portés jusqu'aux bouches muettes.