Une bien belle entrée en matière. Première séquence forte autour d'une voie ferrée. Des laissés pour compte, des gens à la marge qui dans une grande ville vivraient sous un pont, stigmatisés, ou ne vivraient plus du tout… Pas ici ! Par ici, tous les chats sont gris, fondus dans un décor fascinant. Par ici, l'on semble attendre quelque chose, mais quoi ? Peut-être ce train qui n'arrivera pas. Le plus fort à vrai dire c'est de
nous faire supposer d'entrée par le jeu d'un montage alterné (d'une intelligence rare) que le jeune c'est Joe (Nicolas Cage) et que Joe c'est ce jeune surgi d'un lointain passé trouble (dont on ne saura d'ailleurs jamais rien).
Une façon de rappeler au-delà de la ressemblance voulue, de la filiation recherchée, que ce lieu austère, immuable, ne change pas, ne se défigure pas, ne souffre pas du poids des années. Aucun coup de hache, aucun délicieux poison, rien n'y fera. L'Amérique profonde se succède à elle-même, comme les personnages qui la hantent, et nous imprègnent de leur mystère, de leur insondable humanité dans un décor immuable. Le temps venu des éternels recommencements.
Aux chairs lacérées sur un visage répondent les coups de canif sur un daim pendu par les pattes. Le règne animal. Au bruit d'un crâne brisé répond la morsure fatale d'un chien gros comme une vache. Au diable la morale. Chacun la sienne. On fait ce qu'on peut avec ce qu'on a par ici. Le temps semble s'être arrêté mais les plaies du passé, elles, sont bien présentes, prêtes à se rouvrir n'importe quand, sans raison valable... Le paternel frappe ou tue, puis amuse dans une séquence fabuleuse de break Dance devant son fils, dans une tentative dérisoire de transmettre, de redevenir quelques instants gracieux la figure rassurante du bon père
. Un acteur et une gueule mémorables au passage tout comme ce jeune homme étonnant de vérité dans ce rôle de "condamné" par la vie et qui illumine le film de son regard puissamment innocent. tous comme tous les autres personnages du film. Tout sonne vrai, surtout la prestation hallucinante de Nicolas Cage, que je retrouve enfin après tant d'années à faire semblant. C'est d'ailleurs sûrement le plus émouvant à mes yeux, parce que ce personnage, pour moi, c'est un peu le Sailor de Sailor & Lula (les tatouages, la silhouette affinée, l'aigle fièrement porté dans le dos) mais après une longue période en prison, orphelin de son passé, en quête d'oubli mais pas de rédemption, sans qu'on sache vraiment ce qu'il a fait tout ce temps, sans qu'on sache jamais qui sont ses enfants, ce qui le ronge tellement de l'intérieur... J'ai d'ailleurs espéré qu'il sussurre au flic (simple et sublime relation entre les deux fabriquée de regards tendres, de silences respectueux, de non-dits) à la fin quelque chose au sujet de Lula... Et tout ça ne fait qu'augmenter l'empathie pour Joe, le plaisir de voir Nicolas Cage revivre de façon si flamboyante sous nos yeux. Cette volonté du réalisateur de renier tout manichéisme dans la description des personnages est tout aussi louable. Je pourrai en parler des heures, Joe est un film énorme, une claque fabuleuse dans ces temps où l'on a récemment porté aux nues l'asceptisé Mud (dans une veine proche) pour ne citer que lui. Joe est inoubliable. Je crois donc de mon devoir d'encourager toute personne qui serait passée à côté de plonger corps et âme dedans. On en ressortira changé pour longtemps !