La presse est venue assassiner un James Bond "d'un ennui mortel", "mal écrit", "en panne d'inspiration", "un des plus mauvais films de la série"...
Je ne comprends pas bien ce que la presse en manque de blockbusters à la Nolan, froids et mécaniques, est venue chercher dans ce spectacle en fait renversant, émouvant, riche, qui constitue un point d'orgue formidable à cette longue série qui aura connue de beaux navets.
"Mourir peut attendre" synthétise à merveille deux enjeux majeurs qui sont aussi la logique d'une industrie cinématographique appelée Hollywood : l'ancien, et le nouveau.
L'ancien, c'est le charme fou de générosité et la sincérité du récit, avec ses codes et ses signatures. L'île secrète du méchant, les voyages autour du globe, la réappropriation des vieilles rengaines du charme british, la musique rehaussée et très inspirée de Hans Zimmer, l'auto-dérision...
Et le nouveau, qui consiste à interroger ce qu'est une franchise d'action, d'essence si masculine depuis des décennies, et ce qu'elle peut devenir aujourd'hui, à l'heure où les choses changent. Et là, sans cynisme, le film trouve un alliage étonnant entre la profusion de figures féminines, dont l'érotisation n'est qu'un leurre ne menant à aucune réalisation libidineuse, des femmes d'action, des femmes profondes, en relief, et des hommes désarmés et dépassés, pleins eux aussi d'un relief émotionnel fort. Des personnages qui fonctionnent ensemble, qui forment un récit à part égale.
A vrai dire, outre les tourments obscurs de Bond dans l'excellent "Casino Royale" et la mécanique bien rodée de "Skyfall", quels James Bond ont su chercher les fantômes, non pas dans une posture torturée et un sérieux de pape, mais avec cette alternance d'action, d'humour, et d'émotion ?
Aurait-on du mal à accepter que Bond avait besoin de ce saut en avant ? "Mourir peut attendre" vient faire enfin ce qu'on a souvent dit à tort auparavant sur la déconstruction du mythe. Cette fois oui, Bond devient autre chose et c'est pour ça qu'il vise même une émotion profonde et humaine dans son final opératique, presque aberrant (le doudou !) - et vraiment émouvant. Et cela avec une conscience légère, amusée parfois.
Daniel Craig y est encore une fois remarquable d'évidence et se pose certainement comme l'acteur le plus enclin à incarner Bond dans sa contemporanéité.
La réalisation, l'une des plus belles de la saga depuis longtemps, notamment dans les scènes intimistes (ou encore une merveilleuse séquence de portes fuyantes dans une prison high-tech, toute en profondeur de champ et latéralité), prouve que Cary Joji Fukunaga est un maître artisan à la hauteur des ambitions enfin retrouvées d'une Hollywood en roue libre. Les hommages foisonnants à un autre grand film hollywoodien mal-aimé ("Mission : Impossible 2") ne sont pas le fruit du hasard mais la volonté d'un spectacle lyrique, même si cet opus n'atteint pas le génie cinégénique de John Woo.
Rami Malek offre lui une belle composition d'un méchant légendaire qui, enfin, permet d'assimiler les contradictions du Bien et du Mal, du héros et du démon, à une dimension essentiellement tragique : la trouvaille scénaristique du poison de la privation, qui condamne Bond à une existence sans amour, empêche le rôle du vilain de n'être qu'un simple prétexte au programme d'action.
D'action par ailleurs, il en est ici question de manière ramassée, avec une poignée de belles scènes qui ne cherchent ni l'épate ni l'épaisseur.
A vrai dire, à l'image du personnage de Madeleine Swann (Léa Seydoux, très bien), "Mourir peut attendre" est d'une étrange clarté, d'une ambiguïté permanente, romantique, chaleureuse, intriguante. Les secrets et les fantômes de Bond sont enfin ceux de la mécanique du cœur, ceux des liens éternels, par le sang et les actes. Et au final, on se surprend à voir derrière l'opacité de Bond la grande force des mythes, car Fukunaga nous donne à en voir sa mutation, sa paternité, et sa mortalité.
Un dernier cru mémorable.