Comme ce film est incompris ! Une solide distribution ainsi qu'une réalisation relativement correcte laissent présager de fort bonnes choses, en dépit d'un avant-propos un peu brutal et rapidement expédié. Mais il est vrai que tout est fait pour dérouter... il ne s'agira pas d'un film gore, et le décor a beau être planté dans l'ouest américain du 19è siècle, on aurait tort d'y voir un western : ce n'en est pas un. Ce film montre la quête vers un absolu et les ressources dont dispose l'être humain pour aller au bout d'un sacrifice nécessaire au rétablissement d'un harmonie ou de l'idée qu'il se fait de la justice ; il aurait très bien pu se dérouler dans l'espace, dans d'autres lieux et d'autres temps. En fait, et seulement après visionnage, on s'aperçoit qu'il s'agit d'un drame sur le basculement. Si on ne saisit pas cela, on passe complètement à côté de l'œuvre. Et il ne faut pas se plaindre du côté lent, lancinant : c'est un caractère essentiel dans ce type de film. On peut même dire que la longue agonie de l'époux constitue une métaphore douloureuse et anonciatrice du 'basculement' dont il est question. Depuis le commencement de Hollywood dans les années 20 les films sont produits de telle façon qu'il ne faut pas dérouter le spectateur ; c'est une règle plus ou moins tacite. Clint Eastwood a fait un film à ce sujet : 'Chasseur blanc cœur noir' explique comment John Huston, qui souhaitait tuer tous ses personnages à la fin de 'African Queen' (et ainsi créer un basculement brutal et inattendu), se ravisa, comprenant que le public ne souhaiterait pas voir mourir tous les personnages auxquels il s'était attaché deux heures durant. Pourtant la vie bascule, dans la réalité. Tous les jours. Une famille part en voiture dans l'allégresse et meurt de façon atroce dans un accident. Une jeune fille assise sur le rebord d'une fenêtre pour célébrer l'obtention du bac perd son appui et fait une chute de six étages pour s'écraser sur le trottoir. C'est cela, une situation qui bascule ; et il y a comme dans la vie, un mélange inapproprié des genres : d'un instant à l'autre on peut, le malheur aidant, passer de la joie aux cris de douleur les plus intenses. Et attention, il ne s'agit pas seulement de bifurquer. Il s'agit surtout d'observer le moment où l'âme humaine vacille, comprend et réalise pleinement qu'il n'y a plus d'espoir, que tout est perdu. On voit cela dans le cinéma de Gareth Evans, notamment lors de l'exécution sommaire qui survient au bout des cinq premières minutes de 'The Raid', dans le regard désepéré des pauvres victimes. Dans 'Polytechnique' de Denis Villeneuve, ainsi que dans 'Sinister', on trouve des situations de basculement analogues. Mais surtout dans 'Funny games' de Haneke. Si un jour un réalisateur a la force de faire un film sur l'assassinat de la rédaction de Charlie Hebdo, nul doute qu'on y trouvera aussi un exemple de basculement. La vision d'un Cabu, douillettement installé dans la douceur moelleuse des années 80, à faire rire les enfants le mercredi chez Dorothée, laissait-elle deviner l'horreur d'une fin tragique dans une épouvantable boucherie ? Le contraste est plus que traumatisant. Voilà pourquoi les scènes dites gores, peu nombreuses car justement elles ne sont pas 'exploitées', sont essentielles dans le film. Loin d'être inutiles comme certains ont pu le dire, elles se justifient car sans elles, point de basculement, point de traumatisme de l'âme. Sans aller aussi loin que ce que Huston souhaitait faire dans 'African Queen', on réalise que le personnage incarné par Kurt Russell
devait mourir à la fin, c'était inéluctable.
"Le mari partira avec moi, parce qu'il n'a pas d'autre choix", disait-il au début ; alors que la raison commandait que l'époux restât chez lui tant il était impotent du fait de ses blessures. Le paradoxe ultime
est que c'est lui qui renverse la situation à la fin.
Si on accepte de voir un film atypique (du fait de son réalisme particulier) alors il serait dommage de passer à côté de Bone Tomahawk ; et je parierais que même ses détracteurs (à part ceux qui ont un bulot à la place du cerveau, n'est-ce pas... et qui attendent sûrement la sortie de Taxi 12 ou du Transporteur 18), trouveront matière à repenser à ce film bien des semaines après l'avoir vu, tant il regorge de questions sur ce qui peut pousser tout un chacun à 'aller au casse-pipe' mais si l'on sent confusément que tout est perdu d'avance, comme le fait remarquer l'Indien du début qui justement, est le seul à connaître les fameux troglodytes...