Comme souvent après avoir vu un film que j'attendais beaucoup, je passe par deux phases successives. Tout d'abord, la déception, sentiment fréquent quand j'aspire à tellement de la part du septième art, tant j'ai envie d'être porté, bouleversé, fasciné. Peu de films y arrivent, et c'est plus souvent en me surprenant qu'en répondant à mes attentes avec précision. Pour les films qui n'ont pas cette chance, suit souvent une phase de déblayage des décombres, de ces ruines de l'édifice que j'avais auparavant construit, cette période où je met au placard mes exigences préalables où je commence à regarder l'oeuvre pour elle-même, où m'apparaissent peu à peu ses traits les plus marquants alors que la brume de mes exigences se dissipe. Et sous l'amas de mes espérances brisées, se trouve souvent une lueur, un petit quelque chose, un cœur discret d'abord mais qui s'emballe ensuite. Voilà donc l'étrange processus par lequel passent pas mal de long-métrages, qui s'ils ne dépassent presque jamais ce à quoi j'avais rêvé les voir ressembler, finissent par s'en démarquer, exister par eux-mêmes et m'offrir un regard neuf pour venir se poser incontestablement comme une oeuvre dont l'existence est nécessaire, et incontestable. En ce qui concerne Lost River, oui il emprunte bien à David Lynch et Nicolas Winding Refn, que Ryan Gosling regarde parfois avec admiration, et pourtant oui, la gestion de son récit est trop bancale pour venir prétendre se placer à leur niveau, ce niveau d'onirisme que j'attendais. Oui Gosling s'éparpille, oui son film est trop court, son schéma trop simplifié et son climax trop vite expédié pour pouvoir atteindre la puissance qu'on entrevoit de la surface. Mais pour autant, Lost River n'est pas qu'occasions manquées, et il profite de ce qu'il est pour développer des particularités qui le rendent tout à fait intriguant. Tout d'abord, il est je crois important de saisir à quel point ce premier essai peut être personnel, et on peut sentir cela bien au-delà des références balancées avec enthousiasme, sans pour autant que cela nuise trop à l'intégrité de Lost River. Gosling a lui-même grandi près d'un réservoir recouvrant des bourgades autrefois émergées, et il dit avoir été marqué par le sentiment qu'il avait à nager dans des eaux surplombant ce passé de vies englouties. Il le signifie très bien, par exemple, à travers de ces lampadaires à-demi engloutis, qui font de suite penser à des diplodocus de métal, témoins passifs et quelque part immortels de ce qui a été mais n'a pas tout à fait cessé d'être. Lost River, même si j'ai trouvé qu'il n'y arrivait pas tout à fait, tente vraiment d'habiter son décor d'une présence, d'une vie véritable. On y voit même les personnages s'inscrire dans le décor, le temps d'un tag représentant une paire de ciseaux recouverts de sang, par exemple. Les visions se multiplient, bien trop vite pour instaurer une ambiance pesante à la Only God Forgives. Non, Gosling n'est sans doute pas encore capable d'atteindre la prégnance d'une atmosphère à la Nicolas Winding Refn, de doter son film de la densité des siens. Mais Lost River ne parait pas s'en laisser compte, et Gosling le laisse évoluer à sa manière, en continuant à multiplier les éclairages et les cadres créatifs, lâchant la bride à sa mise en scène pour rendre son film le plus vivant possible. Lost River se veut une vision, et non pas un récit de ville fantôme mais comme Gosling le dit lui-même, la création du fantôme d'une ville. Cette vie étrange mais permanente fait du film un rêve, quelque chose de sans cesse en mouvement. On a souvent parlé d'un conte adulte, et on n'en est pas loin. Mais en fait, qu'est ce que ce genre de conte, si ce n'est un conte pour enfants lesté d'une noirceur censée contrer la naïveté originelle du genre ? Recréer une forme de pureté compatible avec la noirceur qu'un adulte ne peut s'empêcher de voir dans le Monde ? Lost River possède bien ces traits, mais va un peu plus loin. La présence du petit frère, l'absence d'une figure paternelle, le jeune âge du duo amoureux, celui même du bad guy ; Lost River donne vraiment l'impression d'à peine émerger de l'enfance, et de demeurer dans un entre-deux où elle est toujours à portée des monstres qui la terrifient. Lost River est un conte pour adultes, mais aussi un conte sur l'enfance, et tire de cette ambiance quelque chose de particulier à la beauté presque imperceptible. Son intrigue modeste et rapidement résolue, mais jamais aussi pleine de cette rêverie fascinée que lorsqu'elle s'achève, ainsi que le fait que Ryan Gosling, sex-symbol et acteur reconnu mais réalisateur débutant ait choisi ce thème si lié à sa propre enfance pour son premier film me le rappelle : les cauchemars de notre prime jeunesse, on les a aujourd'hui souvent laissés derrière nous. Mais il en reste peut-être encore quelque chose, sans doute la peur fascinée et mêlée d'espoir qui les rendait si réels. Lost River est ainsi, exprimant quelque part avec une grande modestie l'attirance mêlée de désespoir vers la part de nous engloutie par les ans. Si comme la plupart des premiers films, je trouve que c'est hautement perfectible, l'ambition sidérante dont témoigne chaque plan laisse en tout cas un vrai aperçu de l'envie manifeste de Gosling d'être reconnu derrière la caméra aussi bien que devant. Voilà qui laisse présager, je l'espère, du meilleur.