Pour son premier film, Lost River, Ryan Gosling laisse émerger cette sensibilité à fleur de peau qu’il laissait poindre en tant qu’acteur. Film onirique sur fond de crise financière, portrait d’une Amérique fantomatique, Lost River sublime ses personnages et ses acteurs tout en mettant en lumière la folie et la dureté d’un monde devenu inique.
A Lost River, petite ville surendettée aux États-Unis, la famille de Bones (Iain De Caestecker) est la dernière a resté. Ce dernier envisage de la quitter à son tour s’il arrive à réparer sa voiture. À cet effet, il récolte du cuivre dans les maisons abandonnées, s’attirant les foudres d’un caïd local, Bully (Matt Smith). Pendant ce temps, Billy (Christina Hendricks qui rayonne ici autant qu’elle est transparente dans Dark Places), sa mère, tente de joindre les deux bouts en acceptant de se produire dans un cabaret sur les conseils de son banquier, Dave (Ben Mendelsohn que l’on a vu dans Exodus : Gods and Kings). En face de chez eux, leur jeune voisine, Rat (Saoirse Ronan, remarquée et remarquable dans The Grand Budapest Hotel et Byzantium) se débrouille tant bien que mal avec sa grand-mère, Belladonna (Barbara Steele).
La première claque qui vous saisit à la vision de Lost River est cette photographie chimérique et l’abondance de plans qui, bien que s’intégrant parfaitement à l’histoire, semble issue de rêves délirants. Ou plutôt d’un cauchemar bien réel, celui d’une Amérique sinistrée par la volonté macabre de quelques traders mal intentionnés.Cette petite ville concentre en son sein, tous ce que le capitalisme a de plus nauséabonds. Ayant pressé jusqu’à la moelle, les épargnes des petits travailleurs et de la classe moyenne, voilà que le système qui leur promettait, en échange de leur fidélité, sécurité et bien-être, les abandonne. C’est ainsi, qu’à l’image de Détroit, dont s’est inspiré Ryan Gosling, Lost River est une ville morte ne collectionnant que les commerces et les immeubles à l’abandon.Sans verser dans un délire post-apocalyptique, Gosling met en place un univers angoissant, où les immeubles brûlent, s’écroulent d’eux-mêmes ou sont détruits et où les services publics ont déserté, laissant s’installer définitivement une loi du plus fort qui prévalait déjà auparavant mais dans l’ombre feutrée des bureaux de Wall Street. Avec maestria, aidé par la musique toute carpentienne de Johnny Jewel, le jeune réalisateur décrit cette petite mort de la civilisation qui n’a pas fini de nous révéler ces plus terribles travers endogènes. Mais si le macrocosme dans lequel évolue les personnages de Lost River est un terrible cauchemar oppressant, nos héros du quotidien que sont Billy, Bones, Belladonna et Rat sont semblables à des créatures magiques venues réenchanter ce triste monde.
L’écriture confine au génie, nous faisant redouter le pire pour laisser éclore l’espoir le plus radieux. Billy est la figure même de la mère courage, vivant jusque dans sa chair l’imposture criante du marché pour lequel le corps de la femme est une marchandise comme une autre. Le cabaret où elle travaille n’est rien d’autre qu’une analogie sur la morbidité malsaine d’un système avilissant tout ce qui est pur. Bones, ne cédant pas aux sirènes de la facilité, tente de conserver son honnêteté et sa droiture là où Bully choisit clairement de reproduire en miniature l’ordre établi. Quelle différence y’a-t-il, fondamentalement, entre les petits caïds de nos rues et ceux de la finance ? L’argent sale revient toujours dans les mêmes mains et les codes moraux, cyniques et iniques qui les régissent, sont les deux faces d’un même miroir. Il n’y a qu’à comprendre cette maladie infantile du Hip-hop qu’est le « rap game » pour s’en convaincre. Puis, il y a Rat, solaire et superstitieuse, qui introduit une part de fantastique dans le scénario et introduit une quête fantasmagorique que finit par accepter Bones. Et enfin, Belladonna, symbole d’une qualité inviolable de l’humanité, sa capacité à aimer. La pauvre femme revoit en boucle la vidéo de son mariage. Son mari, bien avant la grande catastrophe économique fut une victime anonyme de conditions de travail déplorable sur le chantier du lac artificiel qui donna son nom à Lost River.
Photographie sublime, scénario touchant, musique intrigante, acteurs fabuleux, Lost River est une des plus belles pellicules de ce début d’année. Sur la forme comme sur le fond, Ryan Gosling réussit un coup de maître, un long-métrage sensible et harmonieux. Lost River éclaire autant la noirceur du monde qu’il irradie de beauté les âmes perdues qui le peuple.
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