Toute la difficulté lorsqu’on attaque la critique d’un film aussi fameux et connu de tous que Fight Club réside dans le risque de se vautrer et de s’enfoncer misérablement dans le lieu commun. Vous parler pendant des lignes et des lignes du twist final qui l’a érigé au rang de film culte, analyser scène après scène les procédés qui ont permis au film de créer la surprise tiendrait, sans doute, plus de la branlette intellectuelle épuisante (tant pour vous que pour moi) que du réel travail d’analyse. Et, je dois bien l’admettre mon petit « moi » centré aime autant éviter au maximum de se la jouer Don Quichotte des temps modernes. Bien consciente du risque que j’encoure, j’ai quand même envie d’écrire sur ce film parce qu’il le mérite, parce que je prends à chaque fois le même plaisir à le regarder, parce que les acteurs y sont merveilleux, parce que le visuel est à s’en taper le cul par terre, parce que la narration est d’une jouissance rare, parce que j’aime David Fincher et parce que je trouve que le film a le droit de revendiquer un autre statut que celui d’œuvre récupérée par une génération pseudo-nihiliste qui demande le changement. Le changement est ailleurs et brandir un film comme étendard de son ras-le-bol s’apparente à une démarche adolescente pré-pubère carrément pénible. Certes, appréhender le film sous cet angle se justifie et certains n’ont attendu personne pour le faire. Si l’on s’en tient à ce que le film offre à voir au premier plan (la provocation, la violence, la dénonciation de la société de consommation, de l’Etat et de toutes les formes d’institutions) dans une démarche débilisante, alors oui, Fight Club se présente comme le manifeste du genre, comme une sorte de « Se la jouer rebelle pour les nuls ».
Personnellement, ce n’est pas là que je trouve l’intérêt du film. Si l’aspect nihiliste est, effectivement, bien présent (et parfois accentué par le travail de Fincher), il n’en reste pas moins que le film vole plus haut. Beaucoup plus haut, d’ailleurs. C’est toute la question de la quête de soi, de la quête identitaire masculine, de la peur de l’autre, des femmes, de la routine aliénante et du besoin de s’exhorter de soi pour expérimenter une autre vie, une vie à laquelle on n’aurait pas accès consciemment qui est en jeu dans Fight Club. S’évertuer à y voir une glorification de la violence revient à nier sans vergogne toute la profondeur du propos de Fincher, de sa subtilité et de son regard exacerbé. Aimer Fight Club et lui refuser son regard ironique et sarcastique (si le parallèle avec Tyler qui insère des pénis dans les pellicules de films ne suffit pas à vous convaincre, je ne peux que me résigner!), sa dose d’humour et le grotesque de son groupuscule, c’est un peu près comme rêver d’un Woody Allen muet. C’est criant de connerie. A mes yeux ce qui fait de Fight Club le chef-d’œuvre sur lequel tout le monde s’accorde (et ce, sur base d’arguments totalement différents, voire même contradictoires) tient à sa capacité à additionner les enjeux, les thèmes et les dénonciations. Le réduire à une seule reviendrait à regarder le film d’un demi-œil fermé un soir de défonce sous Prozac. Autant alors ne pas le voir du tout si c’est pour lui sucrer son génie et sa force. Sauf que Fight Club est un film à VOIR, à regarder, à jouir ; un film dont le treizième visionnage est aussi exaltant que le deuxième, où chaque détail prend sens et nourrit la narration jusqu’à son apogée final, jusqu’à son excellent twist. Mais de là naît l’impasse.
Cette impasse est regrettable puisque le Fight Club de Fincher s’avère être extra d’un bout à l’autre. Cinéaste de talent, il a su installer son univers (fantasmé, métaphorique, épileptique, cauchemardesque par moments et décalé), une ambiance sulfureuse, son énergie, son visuel (largement inspiré par sa précédente carrière de réalisateur de clips vidéo) appuyée par une image sombre et une musique onirique. Par la même occasion, Fincher a su trouver en Brad Pitt un acolyte de bonne aventure (aventure qui donnera naissance aux géniaux Se7en et Benjamin Button). Comme souvent avec les bons films, je n’arrive plus à imaginer trois autres acteurs que Brad Pitt, Edward Norton et Helena Bonham Carter pour interpréter les trois rôles principaux : Norton (excellent et juste comme à son habitude) incarne à la perfection le narrateur (qui n’a pas de nom… tiens, tiens comme c’est étrange !) du film, tandis que Brad Pitt devient Tyler Durden, misanthrope ultra huilé, bodybuildé, double damné du narrateur – vu comme la personnification de l’homosexualité latente du narrateur par certains (je reste sceptique, mais soit…) - qui l’entraînera dans les bas-fonds de son existence pour y découvrir sa « virilité », ses désirs et son identité quant à elle bien refoulée. Marla Singer (Bonham Carter) est l’objet (!) féminin de tous les désirs, permettant ainsi à l’actrice de démontrer l’étendu de son savoir-faire hors de la tutelle de son réalisateur de mari. Si Fight Club s’offre donc bel et bien comme un film subversif, survolté, qui convoque tous nos sens, qui travaille au corps une société qui, de toute évidence, est la nôtre, dans laquelle chacun s’y retrouve (qu’il soit dedans ou en marge) dont la maîtrise visuelle laisse dubitatif tant elle est gérée d’une main de maître, il est aussi à considérer pour son souffle cynique (Cf. les scènes relatives aux groupes de soutien où « l’humour plus noir, tu meurs » est de mise ), sa portée métaphorique et son second degré. Fight Club a révolutionné plus qu’annihilé et c’est sans doute mieux comme ça. Inscrire un discours nihiliste dans un film qui joue du second degré, qui se veut novateur, mais sans se prendre au sérieux, c’est, d’après-moi, une de ses plus grandes qualités. Si on voulait rendre à Fight Club ce qui lui revient de juste droit, on devrait s’appliquer à respecter la règle numéro n° 1: « Il est interdit de parler du Fight Club » et se contenter de savourer l’œuvre. Parce que ce film est une délectation, une effervescence de sensations, un trip sensoriel qui ne mérite pas qu’on l’étouffe avec des propos étriqués, surfaits et réducteurs. Les grands moments de cinéma se vivent et ne doivent pas servir comme instrument de paraître. Seulement voilà, ne plus en parler revient à prendre un double risque : celui de laisser certaines personnes passer à côté, mais plus encore de laisser ceux qui pensent détenir la sacrosainte vérité absolue répandre leurs élucubrations sous le couvert d’un discours à la valeur autoproclamée.