Le film s'ouvre sur une citation du "Voyage au bout de la nuit" de Céline mais Paolo Sorrentino, son réalisateur, aurait aussi bien pu mettre en exergue quelques lignes de Blaise Pascal, lui qui explique longuement, dans ses "Pensées", qu'"un roi sans divertissement est un homme plein de misères". Car c'est bien de cela dont il est question ici, sauf que le personnage central du film ne règne pas sur un pays, mais sur le néant: il est le roi des mondains!
Après quelques plans magistraux sur la ville de Rome et ses touristes, le film nous entraîne dans un maelström de sons, de rythme, de musique effrénée, de corps en mouvement, de danse, de fête: c'est l'anniversaire de Jep Gambardella (Toni Servillo), 65 ans. C'est lui qu'on appelle le roi des mondains et c'est lui qui, passé le tourbillon de la fête, se retrouve face à lui-même, face à sa vie de néant, face à sa misère (au sens pascalien du terme).
Car, à 65 ans, on peut certes faire le bilan de sa vie. Mais quel bilan dresser quand on n'a rien fait d'autre que de se divertir (toujours au sens pascalien du terme)? Il y a 40 ans, Jep a écrit un roman, devenu introuvable mais qui, à l'époque, avait remporté du succès. Il aurait pu continuer sur cette voie, devenir (qui sait?) un grand écrivain, mais il a préféré, peut-être par paresse, le journalisme, les chroniques mondaines, et, du coup, il s'est lui-même étourdi dans les mondanités.
Ce qui le différencie cependant de beaucoup de ses compères en mondanité, c'est qu'il porte un regard lucide, sans illusion, autant sur sa propre vie que sur celle des autres. Il sait que, dans ce monde-là, l'on est dans le royaume des apparences où tout n'est que spectacle: l'important est de se montrer, de "faire comme si", de se divertir. Même les funérailles, dit-il, n'échappent pas à cette règle: croit-on que l'on y est plus sincère qu'ailleurs? Pas du tout! On va aux enterrements comme on va au spectacle!
Non sans mélancolie, Jep considère sa vie, son néant, ce qu'il a raté. Il aurait pu s'engager sur un autre chemin... Autrefois, quand il était jeune, il y avait une fille de son âge qui s'offrait à l'aimer, mais il a tout laissé passer, il a tout gâché. Comme ses semblables en mondanité, il a chassé de son coeur l'esprit d'enfance. Plusieurs scènes montrant des enfants, à différentes étapes du film, s'interrogent sur ce gâchis. Parmi elles, une scène splendide et bouleversante, au début du film: on y voit des fillettes habillées en communiantes, portant l'aube et la croix, derrière une grille, et pouffant en voyant un homme tirant sur la laisse d'un chien rétif. Une religieuse apparaît et les rappelle à l'ordre. Les fillettes s'en vont, sauf une qui reste là, dévisageant Jep de ses grands yeux à la fois incisifs et innocents. On sent, à ce moment-là, que ce dernier en est troublé, que ce regard lui fait appréhender en quelque sorte sa propre vacuité.
Monde du paraître, monde des apparences qui n'épargne pas même les gens d'Eglise! Jep trouvera-t-il un soutien, une aide, une porte de sortie vers autre chose en questionnant un évêque? Las! Celui-ci s'intéresse bien davantage aux recettes de cuisine qu'aux arcanes de la spiritualité! On en vient même à exhiber une "sainte", une religieuse de 104 ans, comme on exhiberait un phénomène de foire. Mais la "sainte", lorsqu'elle daigne enfin répondre aux questions qu'on lui pose, n'a que ceci à dire: "j'ai épousé la pauvreté, et la pauvreté ne se raconte pas, elle se vit!"
Arrivé à un tournant de sa vie, Jep se demande s'il pourra se sortir de l'impasse dans laquelle il s'est fourré. Y a-t-il encore moyen, à 65 ans, d'échapper à une vie de néant? Ecrire un nouveau livre? Aller enfin vers "la grande bellezza", la grande beauté?
Quoi qu'il en soit, Paolo Sorrentino a conçu et réalisé là un film qui, s'il n'est pas un chef d'oeuvre, n'en est en tout cas pas bien loin. Remarquable à tout point de vue: scénario, réalisation, interprétation, prises de vue, tout dans ce film laisse une impression inoubliable. Il y a, par exemple, dans la scène de fête du début du film, des mouvements de caméra tout à fait saisissants de beauté et de virtuosité.
Ce qui me surprend beaucoup, pour finir, c'est que le jury du festival de Cannes n'ait pas jugé bon de décerner la moindre récompense à une telle oeuvre... Mais après tout, non, ça n'est pas si surprenant: ce n'est ni la première ni (sans doute) la dernière fois qu'un jury à Cannes laisse repartir bredouille un grand film! 9/10