Et voici un film comme on les aime : beau, intelligent, profond, remuant en nous des foules de choses, des souvenirs, des émotions, des inquiétudes, un film sur le désir d'exister, les raisons d'être au monde quand la jeunesse s'est enfuie depuis longtemps et qu'il vous reste des visages, des moments enfouis au plus profond de vous et que quelques réminiscences ou quelques conversations sauront faire ressurgir tels des éclairs. Jep Gambardella est ce qu'on appelle couramment un vieux beau. Il en a fait des ravages parmi la population féminine durant sa jeunesse et beaucoup plus tard encore. Ses conquêtes ont été si nombreuses qu'il n'envisage même pas de les compter. Mais le voilà engagé irrémédiablement dans ce qu'on nomme pudiquement le troisième âge, autant dire le temps des bilans. Lui, le fêtard, l'abonné aux soirées remuantes et souvent coquines, porte à présent un regard cynique et sans illusion sur la société romaine qui l'entoure. Célébré quarante ans plus tôt pour un roman qui a été son unique titre de gloire, il ne cesse d'être interpellé par ses innombrables relations pour écrire un nouveau livre. Mais le nouvel opus ne verra vraisemblablement jamais le jour. Trop de désillusions, trop de lucidité pour affronter ce qui ne serait qu'une vanité de plus. Mieux vaut jouir de la vie, la mordre à pleine dents en attendant l'irrémédiable. Le film de Paolo Sorrentino est admirable à plus d'un titre. Outre ses qualités formelles qui rappellent les plus grandes réussites du cinéma italien, il propose en 2h22 (exactement la même durée que "Gatsby le magnifique"...) une réflexion en profondeur sur le temps qui passe, sur l'amour ou plutôt les amours, sur la société italienne à la fois promise à une éternelle séduction et victime d'un indéniable déclin. Les séquences se succèdent avec la grâce d'un coq-à-l'âne fellinien : on ne peut que songer à Fellini et surtout à "8 et demi" et à "La dolce vita" - même rythme syncopé, même manière de "noyer le poisson", même défilé de personnages hauts en couleur (le cardinal énumérant des recettes de cuisine entre de charmantes personnes, la religieuse de 104 ans vénérée telle une sainte et qui reçoit les hommages des dignitaires de toutes les religions de la terre, les strip-teaseuses qui s'effeuillent au milieu des notables encanaillés..) - Fellini dans toute sa splendeur, celui du début des années 60 mais aussi celui de "Fellini-Roma". Car Rome est au coeur de ce film, la Rome plurielle, celle de l'Antiquité omniprésente, celle des palais somptueux, celle des lieux chargés de souvenirs cinématographiques (la Fontaine de Trevi), celle des musées recelant des trésors de toutes époques (superbe plan sur la Fornarina de Raphaël au Palazzo Barberini), celle de l'Eglise au pouvoir toujours très fort même si ses représentants apparaissent ici comme des pantins peu crédibles, celle enfin de la "grande bellezza", de cette beauté que recherche avidement le héros de l'histoire, une beauté qui réside un peu partout sur les rives du Tibre - et le générique de fin se laisse voir comme un long plan-séquence, vrai chant d'amour à la Ville éternelle.