Après avoir nagé la brasse le long des côtes australiennes, après avoir invité les extra-terrestres sur Terre et après avoir pourchassé de nombreux trésors à travers les continents, c’est au croisement d’une nouvelle ère, que Steven Spielberg se donne lui-même rendez-vous. Le mètre-étalon du film d’aventures familiales se voyait déjà au crépuscule de sa carrière, avant qu’on ne lui mette le bouquin d'Alice Walker sous les yeux. À cet instant, il s’est emparé de quelque chose de vital pour son cinéma, quelque chose qui cristallisera l’auteur qu’il deviendra par la suite, en entamant ce « film d’adulte sans effets spéciaux », selon lui. Cette première expérience, au cœur d’un drame historique, lui offre ainsi l’opportunité de répondre à ses nombreux détracteurs, jusqu’aux hautes sphères de l’académie des Oscars, qui ne pouvaient plus ignorer son potentiel. Il choisit donc de confronter le destin de deux sœurs, dont la séparation continue d’être le nœud de toutes les histoires qu’il porte.
Première moitié du XXe siècle, le soleil illumine Celie (Whoopi Goldberg) et Nettie (Akosua Busia), annonçant la couleur et le ton de cette aventure. C’est ce que l’on retiendra de l’œuvre, qui se veut chaleureuse et bienveillante, tout l’opposé de la tragédie des scènes qui suivront et qui auront de quoi déstabiliser. Lorsque Celie accouche de l’enfant de son père, qui lui est alors immédiatement retiré, il faudra peu de temps pour comprendre la place des adolescentes dans une société patriarcale qui n’y voit que de la valeur marchande ou utile au foyer. Ajoutons à cela une communauté afro-américaine qui festoie aux chants de gospel et nous avons un portrait de famille bien embarrassant. La manœuvre du cinéaste consiste alors à restaurer l’espoir que ces filles ont perdu, tout en décryptant la domination féminine, malgré le fait qu’elle puisse tomber sous le joug d’hommes violeurs et violents. Shug Avery (Margaret Avery), la femme fatale insoumise en est un bon exemple, ce qui joue en la faveur d’une prise de conscience radicale chez celles qui n’ont connu que la capitulation.
Par ailleurs, peut-être que Spielberg aurait gagné à épouser la sobriété des drames, cependant, ce serait également abandonner une partie de son âme à la merci d’une industrie élitiste et trop soucieuse de la morale. Ce dernier manque alors d’insuffler l’émotion, comme vecteur du récit, là où il se repose sur une manœuvre tout à fait démonstrative, expliquant chaque trouble intérieur des personnages par des dialogues ou une voix-off contextuelle. Cette nouvelle dimension, à centrer son récit sur un personnage féminin l’a sans doute poussé à styliser les angoisses de Celie, à travers une forme d’emprisonnement mental et physique. La maison de « monsieur » (Danny Glover) est retapée de fond en comble pour enfin s’approprier un lieu initialement diabolique. La mise en scène nous éloigne donc plus des sujets qu’auparavant, là où le spectateur pouvait entrer en fusion avec les sentiments de héros. Cela ne constitue pas pour autant une faiblesse, mais amoindrit l’impact des comportements rebelles des sœurs, à l’exception d’un magnifique jeu de miroir entre un rituel et une session de rasage.
C’est en s’armant de collaborateurs de qualité, comme Quincy Jones à la production et à la composition, que la musique noire américaine s’impose. Et Oprah Winfrey, dont la résistance du personnage, force le respect. Spielberg ne sait que trop bien qu’il n’est pas à la bonne place et laisse donc de l’avance à ses héroïnes, pleines de sagesse, virevolter dans les différents tons qu’il propose, tantôt réaliste, tantôt burlesque et tantôt féerique. « La Couleur Pourpre » (The Color Purple) capitalise ainsi sur les différentes formes d’esclavage au quotidien, au sein même de ceux qui viennent fraîchement d’en sortir, sans pour autant laisser la lumière s’éteindre sur le destin de deux sœurs, dont la relation fusionnelle ne peut que triompher, en face-à-face ou par correspondance.