Pour décrire son dernier long-métrage White Bird, Gregg Araki utilise un adjectif plus que dithyrambique : « idéal ». Pourtant si ce n’est pas son œuvre la plus percutante, il faut bien avouer que le réalisateur californien a vu juste. « Idéal », White Bird l’est d’abord pour initier ceux qui sont passés à côté d’un des chefs de l’underground américain. Il concentre en 91 minutes la totalité de ses thèmes et de sa pate visuelle. Mais White Bird est surtout « idéal » parce qu’il permet de faire un lien entre les deux facettes de la filmographie du cinéaste qui démarre à la fin des années 1980. D’un côté, il y a le regard que pose Araki sur une part de la jeunesse américaine vouée à errer dans une Amérique profonde sans espoir. Chez cet Araki se dégage une désolation dramatique qui pèse symboliquement (l’alien-dinosaure de Nowhere, 1997) ou réellement (le viol de Mysterious Skin, 2004) sur ces marginaux. De l’autre, il y a la veine trash-pop que défend le cinéaste à travers des œuvres foutraques comme The Doom Generation (1995) ou récemment Kaboom (2010). White Bird est alors le chaînon manquant duquel jaillit la quintessence d’une filmographie unique qui remet perpétuellement en question la réalité de ces protagonistes.
Gregg Araki continue avec White Bird à disséquer les périphéries urbaines qui le fascinent depuis ses débuts. A l’inverse de la France, les banlieues sont l’archétype même de la réussite américaine. Un reflet, forcément faussé, des diktats qu’impose la société sur ses citoyens avides d’atteindre la perfection. Cependant, Gregg Araki précise qu’il ne fait pas une critique du rêve américain conscient que certains trouvent leur bonheur dans la construction sociale prônant la stabilité par des passages obligés (mariage, maison, enfant). Le cinéaste se penche sur l’underground, ce qui se trouve derrière : la réalité sous-jacente, moins lisse, enterrée par les illusions. En véritable coloriste, Gregg Araki crée une image papier-glacé aux teintes pastel pour appuyer sa réflexion. Il filme une réalité irréelle qui est le fruit des fantasmes sociaux. Des rêves qui entraînent une amère déception pour ceux qui pensaient atteindre une apothéose en les réalisant. White Bird est le récit de ceux qui se sentent coincé dans cette vie illusoire qu’ils l’aient choisi (Eve jouée par Eva Green) ou qu’ils le subissent (Kat jouée par Shailene Woodley). Des « oiseaux » (bird) qui ne rêvent que d’une chose, prendre un envol qui n’est possible que par la fuite.
White Bird s’ouvre sur le disparition, ou plutôt l’évaporation pour mieux coller à la mise en scène d’Araki, d’Eve : une mère au foyer désabusée par une vie insipide et usante par la quête de perfection qu’elle implique. Née en 1946, elle fait partie de cette génération sacrifiée de femmes qui n’avaient d’autres choix que de tendre vers une féminité dictée par les égéries hitchcockiennes des années 1950 qui hors des écrans se révèlent des femmes au foyer exemplaires à l’instar de Grace Kelly. Eve perd la raison dans le cocon qu’elle s’est elle-même construit : elle suffoque dans sa vie mais aussi dans son être. Sublimé par le jeu d’une effroyable apathie d’Eva Green, elle voit en sa fille sa possible échappatoire par procuration. L’observant sans retenu, entre admiration et jalousie, elle lâchera une phrase riche de sens, « Tu ressembles à moi quand j’étais toi », montrant son basculement progressif vers la folie.
Néanmoins, le personnage central de White Bird n’est autre que cette progéniture d’Eve qui doit s’en sortir. Kat, jouée par une Shailene Woodley impressionnante, est la véritable instigatrice de l’action qu’elle narre en voix-off. Un rôle qui lui sera habilement ravi d’abord par sa mère, puis par la réalité des faits. La jeune femme est l’unique lien entre les différentes temporalités qui traversent l’œuvre d’Araki. D’abord, les deux gangrenées par cette mère étouffante : le passé qui dresse son portrait et le rêve qui implique son retour. Et surtout, le temps présent où s’opposent la vérité et l’illusion. Une dualité qui se retrouve dans le personnage de Kat coincée entre deux périodes. Elle porte encore, grâce à sa quête du vrai, la pure innocence de l’enfance. Mais, sa sexualité s’éveille pour l’amener à faire des choix discutables (sa liaison avec le policier) mais en impliquant tout de même une vérité immuable, celle des corps. Elle perd cependant le sens des réalités, scotomisant sans doute le décès de sa mère, qui lui empêche de différencier les événements qu’elle vit : « j’ai perdu ma virginité, comme j’ai perdu ma mère » ironise-t-elle. C’est grâce à ce décalage que Gregg Araki parvient à insuffler des moments de répits basés l’humour sexo-trash qu’on lui connaît.
Kat est le seul personnage qui s’oppose à l’artificialité de sa propre vie. Elle méprise les conventions qu’elle utilise à sa guise comme lors des séances avec la psychiatre où se juxtapose deux degrés de réalités : la sienne, et celle qu’on attend d’elle. Elle résume parfaitement la situation dans cette confidence aux spectateurs : « J’avais l’impression qu’elle était une actrice qui jouait le rôle d’une psy, et moi une actrice qui jouait mon rôle. Une mauvaise actrice ». La jeune femme recherche alors la compagnie des gens simples qui vivent sans se soucier constamment des apparences. Elle se prend d’amour pour ces êtres véritables (son père, son petit-ami) qui semblent vivre pleinement sans se soucier des conventions sociales. Lorsqu’elle explique à ses deux amis ce qui l’a séduit chez petit-ami Phil (le ténébreux Shiloh Fernandez), Kat ne trouve qu’à dire : « Quand on creuse la surface, il y a encore de la surface ». Elle s’émancipe en levant (ou supprimant même) le voile des illusions qui assombrie sa vie. Elle représente l’espoir de la femme qui se libère progressivement à partir des années 1980 du carcan familial.
Adapté du roman éponyme de l’auteure féministe Laura Kasischke, White Bird serait un récit initiatique complètement foutraque d’une nouvelle féminité débridé et qui supprime les anciens modèles féminins vouées à être les victimes du revers du rêve américain. Gregg Araki signe une œuvre complexe qui plaira aussi bien aux adeptes qu’aux novices d’un des cinéastes les plus importants du cinéma américain !