Ne vous est-il jamais arrivé de tomber par hasard sur un sujet qui vous parlait avec une force incroyable ? Je veux dire quelque chose de marquant, qui déclenche en vous un je ne sais quoi d'irrépressible au point de tourner à l’obsession. C’est ainsi que certaines personnes tracent leur voie, en bâtissant leur projet autour de ce sujet. C’est la cas de Nils Tavernier : l’idée émergea alors qu’il était au sein du service de neurologie de l’hôpital Necker à Paris pour y tourner un documentaire demandé par France 5, où il découvrit sur YouTube une vidéo montrant le jeune infirme moteur cérébral Rick Hoyt demander à son père de courir l’Ironman avec lui. Eh oui, voilà que le site YouTube suggère malgré lui des idées scénarios. Et c’est tant mieux, parce que quand on voit le résultat… Et quel résultat ! "De toutes nos forces" est touchant. Mieux, il fait du bien. Un effet souvent produit par les plus belles histoires, les plus belles aventures. La facilité aurait été de tomber dans la complaisance, et/ou pourquoi pas carrément dans le misérabilisme. Ce n’est pas le cas. Une vraie prouesse, tout simplement parce que ce film a été réalisé avec un cœur immense. Peut-être même avec les tripes. Mais il est aussi parfois drôle. Pourtant, quand on y regarde de plus près, il n’y avait guère de place à l’humour. Une vue réductrice pourrait faire dire aux spectateurs que ce film est une thèse sur l’insertion des handicapés. Ce n’est pas là non plus le cas. C’est seulement un cas isolé, comme le public aimerait en voir plus souvent. Le public… ou devrais-je dire plutôt le grand public. La réalité du handicap n’est cependant pas éludée (bien au contraire), en élaborant une approche par l’intermédiaire du sport (voire du goût de l’effort), emblème du défi envers soi-même en vue de se sentir exister, vibrer, et par le besoin irrépressible de partager quelque chose et (oui je sais, ça fait beaucoup de « et ») de dire que le handicap n’est pas vraiment un handicap et (encore un) qu’on peut vivre avec. En somme, "De toutes nos forces" se revêt d’une valeur universelle. Les personnes handicapées peuvent elles aussi avoir le sourire et agrandir encore et encore le champ du possible. Vivre avec un handicap, c’est possible ! Pour le prouver, le casting n’a pas été de tout repos : voulant réellement un infirme psycho-moteur et non un acteur qui aurait feint ce handicap, le documentariste converti en cinéaste a effectué un véritable Ironman du casting sur cinq mois en sillonnant d’abord pas moins de 180 établissements spécialisés puis en visionnant des dizaines (voire des centaines ?) de vidéos. Son choix s’est porté sur Fabien Héraud. Je soupçonne ce choix édicté par une intime évidence. Pourquoi ? Eh bien il n’y a qu’à regarder ce jeune garçon ! Il rayonne d’une énergie de vie incroyable, de cette capacité à en vouloir toujours plus : vibrer plus fort, frissonner plus fort, capter toujours plus de sensations excitantes… en somme, vivre comme toute personne non handicapée, proche des siens. Il parvient même à rendre fier Julien de ses petits coups en douce ! Il a de quoi, car ça ne doit pas être loin de la fierté à être mis sous les feux des projecteurs en tant que comédien. Le fait est que Fabien Héraud illumine la pellicule de son sourire, de sa joie de vivre, même si tout n’a pas été facile. D’abord pour son soudain et inattendu métier d’acteur, parce qu’il a fallu apprendre beaucoup de choses. Cependant je crois qu’on peut féliciter Nils Tavernier pour avoir su si bien le diriger et le conseiller, et sans doute Jacques Gamblin et Alexandra Lamy (pour ne citer qu’eux) quant à leur participation active et très impliquée. Ensuite parce que Fabien montre très bien que rien n’est simple. En témoignent les coups de gueule de son personnage. La conséquence est qu’il fascine par son entêtement, cette formidable capacité à ne jamais rien lâcher. Mieux : il se montre têtu, intransigeant, persuasif. Des qualités indispensables pour s’imposer dans un monde qui ne s’est jamais adapté à celui des handicapés. Mais des qualités qui peuvent devenir de lourds défauts sans une once d’humour, traduite le concernant sous le signe de l’autodérision. De cette façon, il devient au fil du récit un modèle d’humanité et de courage, d’une intelligence insoupçonnée puisqu’on le voit rassembler toutes les pièces du puzzle (les trophées, les coupures de journaux, l’article sur Internet concernant la team Hoyt, point de départ de ce scénario), triompher de toutes les difficultés, et même de s’improviser en coach avec son œil rivé sur le chrono tout en dispensant les encouragements les plus volubiles. C’est-à-dire bien plus qu’un simple héros de cinéma. Pour parvenir à cela, Tavernier prend le temps de présenter cette famille sur le fil du rasoir. Paul Amblard (Jacques Gamblin) est un homme qui avait souhaité avoir un fils après avoir eu la fille. Le vœu fut comblé avec l’arrivée de Julien, mais quand il fut révélé que celui-ci ne marcherait jamais comme les autres, il refusa son handicap et se réfugia dans son métier de réparateur en téléphériques, fuyant ainsi à travers le monde ses responsabilités de père et laissant sans sourciller toutes les tâches à sa femme. Oh ! on ne peut guère le blâmer. Cela peut paraître choquant, mais c’est vrai, on ne peut pas vraiment le blâmer. Imaginez que vous ayez contre toute attente un enfant handicapé. Essayez d’imaginer toutes les difficultés inhérentes à ce handicap : les démarches administratives, les aménagements, les conséquences sur votre emploi du temps, sur la nature de votre métier, cette différence qui vous saute à la figure, le regard et le jugement des autres par rapport à cette différence (par ailleurs évoqués). Personne n’est prêt à cela. Personne n’est prêt face à la lourde tâche qui l’attend. Du coup ça fait peur. C'est normal. Et beaucoup parmi eux prennent la fuite. C’est scandaleux, mais c’est humain. La nature humaine est ainsi faite. La preuve nous en est donnée par l’intermédiaire de Paul Amblard. Dans la réalité, ce n’est qu’un exemple parmi tant d’autres. Sinon, il n’y aurait pas autant d’établissements spécialisés que certaines personnes considèrent comme étant plus un garage à handicapés qu’autre chose. D’accord, certains d’entre vous me direz qu’ils placent leur progéniture dans des lieux plus adaptés, mais combien leur rendent visite régulièrement, leur proposent ne serait-ce que des petits week-ends d’évasion ? Eh bien ils ne sont pas nombreux. Croyez-moi, je sais de quoi je parle ! Mais revenons à nos moutons. Tout a une fin : Paul se retrouve au chômage et doit cohabiter avec ce qu’il a fui jusque-là. Cette fois, prendre la tangente n’est plus aussi facile, même avec sa tâche de pompier volontaire. Et c’est en toute logique qu’il a des prises de becs (par ailleurs très réalistes) avec sa femme Claire (Alexandra Lamy). Un père pris dans les vertiges de la chute libre vers le néant face à une mère trop craintive et protectrice au bout du rouleau mais qui fait face tant bien que mal. Les deux acteurs sont excellents car ils interprètent tout cela à merveille. Mais pas que : on apprécie les maladresses du père qui finalement agit mieux par les gestes que par les paroles, tandis qu’on comprend (et approuve ?) l’assentiment que la mère a envers son mari. Leur jeu d’acteur est si excellent que je pense même que pas mal de gens peuvent se reconnaître en eux, et que ce film va leur donner à réfléchir. A eux et à d’autres, car comme je l’ai dit plus tôt, le sujet est universel. Ce qui est remarquable aussi, c’est l’évolution de l’expression scénique. Jacques Gamblin a le visage fermé, préoccupé et presque résigné, limite torturé. Alexandra Lamy a les traits tirés, les yeux trahissent un sérieux assentiment envers son mari. Puis peu à peu, les visages s’ouvrent devant la perspective d’une vie meilleure. Les sourires sont francs et trahissent un bonheur sans cesse grandissant. Une image m’a marqué, celle de l’apparition à contre-jour d’Alexandra Lamy au moment de partir au restaurant : resplendissante, telle une nymphe. Cependant l’enjeu se dessine peu à peu sur le don de soi, le sacrifice pour accompagner son enfant jusqu’à l’accomplissement de son rêve, et même au-delà : celui de faire battre leurs cœurs à l’unisson, et de rétablir une vraie cohésion familiale. Le fait est que leurs cœurs battent à l’unisson, avec celui du spectateur. Il faut dire que la réalisation de Nils Tavernier est de toute beauté, empreinte de son expérience de documentariste. Certaines prises de vues sont magnifiques, poétiques à souhait de par leur association tournoyante avec la musique de Bardi Johannsson. Les décors y sont aussi pour quelque chose : la montagne est belle. Certaines séquences silencieuses (je veux dire sans réplique) valent tous les dialogues du monde et se suffisent à elles-mêmes. Seule la partition du compositeur semble mettre des mots restés introuvables sur les images, y compris le splendide titre "Sail" (Awolnation). Tavernier a eu la bonne idée de ne pas réduire l’histoire à ces deux personnages. La multiplication des personnages secondaires contribuent à authentifier le récit. Je pense évidemment à la sœurette (Sophie de Fürst) pour le coup très mature, mais surtout à Yohan interprété par un époustouflant Pablo Pauly. Non seulement il a su jouer avec brio ce jeune pote lui aussi handicapé (apparemment une hémiplégie), mais en plus il a apporté une bonne petite dose d’humour, et ce très tôt dans le film en disant avec un aplomb incroyable « Y’a que chez les vieux qu’on déjeune à 11 heure ». J’imagine assez bien toute une salle rire de bon cœur devant ce genre de réplique que nous avons tous eu un jour ou l’autre. Et puis il y a des moments intenses, faits de tous petits riens
, comme le moment où Julien remercie sa mère pour tout
. Oui, Nils Tavernier a su retranscrire tous ces petits moments intenses, tous ces petits moments qui forcent l’admiration. Je citerai en exemple les gros plans effectués sur les mains de Julien quand elles s’affairent à quelque chose de difficile pour lui
(dépliage d’un fauteuil roulant, la reprise de la course devant son père épuisé…)
. L’épreuve est filmée avec brio. D’abord cette plage noire de participants, puis ce tsunami humain provoqué par le starter libérateur pour déferler sur la mer. Puis la gestion de l’effort durant l’épreuve de natation. Mais au-delà de cet exploit sportif, "De toutes nos forces" est une ode magnifique à la paternité (et à la maternité), le passage à l’âge adulte, au partage et à l’esprit de cohésion. Car l’épreuve donne l’occasion à Paul et Julien à redonner naissance aux liens en tant que père et fils. Echouer n’est plus envisageable, la déception n’en serait que trop grande, et pour cela il faudra passer par la souffrance, les doutes, et les coups du sort. Le spectateur craint même que cette perle de joie très perceptible soit à un moment donné réduite à néant, mais le second souffle permet d’offrir un final laissé volontairement par le cinéaste en suspens comme pour figer un instant de gloire dans la postérité en le transformant en message d’espoir. Nils Tavernier a servi un grand film authentique, une authenticité permise par la sensibilité, l’implication, le talent de tous les acteurs, motivés à n’en pas douter de cette joie et cette furieuse envie de vivre si communicative de Fabien Héraud à travers son personnage Julien. Un ensemble on ne peut plus crédible. Un pur moment de bonheur.