A travers ces récits enchâssés, tous ces personnages qui racontent l'histoire d'un même personnage tout en racontant la leur, Wes Anderson parait tenter un film meta, regard amouraché et critique sur son art, fait d'une illusion (donc par définition incomplète et illusoire) regardée comme seul moyen d'abolir la conscience qu'on a de notre propre imagination lorsqu'on met celle-ci en marche, conscience qui nous ramène fatalement à une réalité finalement indépassable. Ainsi, Mr. Gustave a beau mettre son idée de la classe en butte au barbarisme de son monde (la scène en noir et blanc, qui amorce le retour à la réalité, possède à ce titre une vraie densité), il demeure rattaché non seulement au prosaïque de ce qui l'entoure mais aussi à la fausseté de ce qu'il met en place pour le sublimer (le passage à travers les époques, les personnages et même la couverture d'un livre, le rappelle). Convoquant la plupart de ses acteurs fétiches, portant à un degré encore supérieur sa tendance à faire du Monde un grand livre d'images qu'on parcourt à sa guise (certains plans numériques amorcent presque un passage au cinéma d'animation), Anderson prouve bien qu'il est conscient de ses effets, faisant de l'oeuvre un vrai manifeste de son cinéma. La démarche a cela de beau qu'elle admet les limites du style Anderson et proclame malgré tout son envie intacte de poursuivre dans cette voie, imparfaite mais précieuse (et sans doute d'autant plus précieuse). Cela aurait pu me toucher si le reste du film avait su préserver la magie, chose que, décidément, je reconnais de moins en moins au réalisateur américain. Plus qu'une posture plus ou moins hasardeuse pas vraiment portée par une émotion véritable (en dehors de la vague mélancolie qu'Anderson infuse toujours à ses films, mais que je trouve insuffisante pour porter véritablement un long-métrage à elle-seule), je trouve The Grand Budapest Hotel développe cette fois carrément, par séquences, une ambiance involontairement mortifère à la Jean-Pierre Jeunet (remarque surtout valable pour Micmacs à Tire l'arigot ou T.S. Spivet, pas ses premiers films bien plus réussis). Le charme désuet croule sous l'avalanche de sucrerie, et prend une saveur rance, celle de la décomposition, d'une profusion d'odeurs aspergées ça et là pour faire oublier celle du cadavre du rêve et de l'illusion. L'attirance du personnage principal pour les femmes âgées, d'ailleurs, amène à se demander si Anderson n'en a pas conscience, si à un autre niveau d'analyse il n'appréhende pas lui-aussi ses œuvres comme trop apprêtées, trop surfaites pour cacher véritablement qu'en leur cœur véritable se trouve la déception de ne pouvoir définitivement faire corps avec l'imagination et une certaine idée du style, définitivement perdues. Ce serait profondément triste, sinon clairement macabre. Dans tous les cas, The Grand Budapest Hotel ne m'a en rien fait rêver, prenant plutôt globalement l'allure d'un grand château hanté où les fantômes prétendent vouloir vous accueillir parmi eux, et faire de vous l'un des vôtres. Bon, j'y vais peut-être un peu fort, ce n'est pas non plus du Jeunet. Mais cette prise de recul sur ce qu'il peut produire rend quand même bien compte, à un certain niveau, que Wes Anderson a bel et bien pris conscience des limites de son style, devenu trop figé et éloigné de ses personnages (à part Mr. Gustave et les autres alter ego d'Anderson, aucun n'existe dans ce Grand Budapest Hotel) pour pouvoir me toucher innocemment.