Un style peut suffire à créer un monde, c'est ce qui se produit avec une aisance étonnante au début de The Grand Budapest Hotel: tout commence par l'ouverture d'un livre, comme dans Tenenbaums et Mr Fox. Des voix de narrateurs se passent ensuite le relai, celle d'un écrivain (Jude Law), puis celle du vieux concierge du Grand Budapest (F. Murray Abraham). Se lève alors sous nos yeux la maquette de l'hôtel, que l'on a vu d'abord décrépi, mais qui apparaît tout à coup dans sa splendeur, rafraîchi par la magie du récit. Jamais une ouverture de film de Wes Anderson n'a donné une telle impression de grâce et jamais, paradoxalement, son style n'a été à ce point mis à jour, jamais il ne s'est montré aussi clairement. Cette longue ouverture, qui dure jusqu'au moment où apparaît enfin la maquette splendide du palace tel qu'il était dans les années 30, nous dit aussi quel émerveillement on attend du spectateur: cet hôtel, qu'on a bien vu comme un hôtel de fantômes, on nous demande de le regarder avec les yeux de Jack Torrance au moment où il entre dans la salle de réception de l'Overlook, on nous demande de croire à une très vieille histoire, d'imaginer une très vieille clientèle sur laquelle Monsieur Gustave (Ralph Fiennes), l'ancien concierge, brillait de toute sa classe. Le style est bien ici, comme le disait Flaubert, "une manière absolue de voir les choses". Si le cinéma de Wes Anderson fait aujourd'hui tant la preuve de son style, c'est parce qu'il me semble que le style est devenu son sujet même. Cette question du style, le film la décline à trois niveaux: celui du personnage de Monsieur Gustave (un homme de style), celui du tableau volé (une tableau figuratif, composé dans un style un peu naïf, mais sans style définissable) et celui de l'écrivain auquel le film rend hommage, et dont il adopte le point de vue historique : Stefan Zweig. Ces trois niveaux ne fonctionnent pas comme les étages du palace, ils ne sont pas cloisonnés, ils ne cessent de communiquer les uns avec les autres, ce que prouve la principale figure du film: le panoramique vertical. Cette figure est déclinée au moins dans deux scènes d'action: lorsque Monsieur Gustave est au bord d'un précipice à la fin de la séquence de poursuite, et lorsque Zero et Agatha sont suspendus au bord d'un balcon de l'hôtel. Il s'agit à chaque fois de lever les yeux: regarder au-dessus pour ne pas voir le vide du dessous, celui par lequel le film désigne peut-être le "maelstrom de l'Histoire" évoqué par Stefan Zweig dans ses dernières lettres. Et "il faut s'estimer heureux - écrit-il - s'il n'emporte pas nos âmes dans son tourbillon (1)". C'est au-dessus de ce grand tourbillon que se joue toute l'aventure de Zero et Monsieur Gustave: celle-ci raconte comment ils ont essayé de sauver un peu de style dans une Europe imaginaire et stylisée, où les bonnes manières se sont perdues. Cette sauvegarde du style est représentée par le vol du tableau. On pourrait donc dire que ce tableau n'était qu'une pièce manquante dans la maquette de l'hôtel, ce qui ramènerait le cinéma de Wes Anderson vers la caricature qu'on en fait aujourd'hui: un cinéma de figurines. Ce serait oublier ce qui est dit du tableau: la veuve qui l'a légué à Monsieur Gustave trouvait que le "Garçon à la pomme" lui ressemblait, il évoquait, à ses yeux, ses derniers souvenirs de bonheur. Ce sont les souvenirs de ces beaux jours qui font naître le film et lui donnent une tonalité presque élégiaque. Et on comprend pourquoi les souvenirs sont si précieux pour Moustapha Zero: la guerre a emporté sa fiancée Agatha et Monsieur Gustave. Et avec lui, c'est une certaine idée du style qui a disparu à tout jamais. Stefan Zweig écrivait dans l'une de ses dernières lettres: "Jamais ne reviendra le passé disparu et jamais ce qui nous attend ne nous rendra ce que ce passé nous avait donné (1)".
(1) Stefan Zweig, L'Amour inquiet, Correspondance, 1912-1942, 10-18.