De l'obscurité veloutée aux Amériques et au New York enfumé, embaumé dans une ivresse de brume atlantique et de gaz d'échappement corsés, il n'y a qu'un élégant mouvement ascensionnel dont Todd Haynes semble avoir retrouvé, dans les archives de sa vidéothèque sirkio-wellesienne , la recette perdue. Du nuage qui enveloppe la ville debout, s'échappent parfois le sommet d'un gratte-ciel naissant ou bien une série d'automobiles aux cirages soignés. Le fantasme est prêt à être malmené, pour enfin revivre ce sur quoi il peut sainement s’épancher, jeter son dévolu : deux personnes, deux femmes, vouées seulement à des regards polis, des mots vides, puis à l'oubli, qui vont, au hasard du rayon jouets d'un grand magasin, esclaves de ce quelque chose d'inexpliqué, devoir faire converger leurs chemins. Cette étincelle, ce moment où les deux corps se figent face à face, sera entretenu seulement au prix, hélas c'est l'époque qui le veut, de l'exil.
Pour explorer une époque (ce que fait Haynes film après film, ici d'après Patricia Highsmith), le cinéaste choisit le phare d'une histoire d'amour impossible, comme toujours très révélatrice du climat général. Réciproquement, il s'appuie sur des mœurs comme facteurs déterminant la relation entre les personnages. Ici, il s'attache à conter une histoire dans sa phase la plus excessive et fiévreuse, en expansion dans l'espace entre la rencontre, un coup de foudre, très vite l'isolement, et un engagement fondateur qui raccroche les deux individus à la société en tant qu'entité nouvelle.
C'est une métamorphose fondamentale qui, comme dans sa conception biologique, est une débauche d'énergie considérable. Il y a création d'un troisième être, le couple nouveau dans une ordre social qui y est fondamentalement réfractaire. La force que sollicite cette transformation est au centre de l'union de Therese et Carol. D'intensité il est avant tout question car, dès le premier regard (qui n'est pas sans rappeler le « passage pour piéton » de La Vie d'Adèle) au rayon jouets, déjà si bouleversant qu'on a d'emblée le souffle coupé, plane sur les consciences le poids des épreuves qui les attendent. L'entreprise de séduction de Carol dès le premier échange, dans l'instant suivant, croule, malgré tout, sous l'immensité de cette histoire nouvelle à bâtir. La mise en scène suivra cette corde qui va plusieurs fois se tendre et se détendre pour ainsi aller de scènes irrespirables jusqu'aux souffles libérateurs.
Très vite, le premier glissement dans la vie de Carol annonce déjà pour elle l'impossibilité de faire face à ce bouleversement, elle dont on suppose une vie jadis plutôt monotone. Comme Therese, les premières suspicions de leurs conjoints respectifs, les premières frictions et la répulsion que lui inspire son mari, vont la pousser à s'isoler, à prendre le large, pour se retrouver ensemble, seules. Cette « lune de miel » est pour les deux femmes comme pour le réalisateur le moment de lâcher les chevaux, d'exprimer pleinement la liberté et l'amour, sans entrave. L'apaisement progressif se fait au gré du rapprochement entre les deux amantes pour se clore par la réunion des corps évacuant comme un torrent la tension sexuelle et émotionnelle [...]
Suite de la critique sur Pours Cinephilie.