En préliminaire, si l’on devait répondre à la question, lequel des films entre « Yves Saint-Laurent » et « Saint Laurent », répond le mieux aux caractéristiques d’un biopic ? Immanquablement, la réponse serait « Yves Saint-Laurent », qui respect sagement une chronologie, mais aussi par son côté propret et plaisant, prompt à flatter tout type de public, ne le poussant jamais à la réflexion. L’intérêt suscité par « Saint Laurent » est tout autre et dépasse largement le cadre classique, voire anodine, d’une résurrection de l’homme public. Bertrand Bonello s’attache uniquement à une décennie (la plus terrible) et exprime une vision kaléidoscopique de cette cohabitation schizophrénique de YSL, l’artiste divin souvent terrassé par les failles d’Yves, sorte d’ange déchu qui se sait mortel. Et qui dit vision kaléidoscopique, implique également que parfois le sujet principal passe au second plan.
A partir de ce constat, il est plus aisé d’évoquer ce film ambitieux et foisonnant, qui donne une part belle à l’intimité. L’ambition est palpable grâce à un assemblage de plans et de scènes luxuriants où « Saint Laurent » se place comme l’icône jet set française des seventies. Chaque aspect de la reconstitution tient ici autant d’une gageur que de la prouesse. Les scènes d’ateliers, où tensions et création sont palpables visuellement et intrinsèquement. Les scènes du monde de la nuit, de débauche, où paillettes, sexe, drogue et alcool reflètent l’éphémère plaisir, voire un bonheur fugace difficile à retrouver sans éviter la mise en abîme fatale. C’est également la période de la constitution de l’empire Saint Laurent, par un Bergé (belle sobriété de jeu de Renier), parfois aimant, souvent avide, empire qui contraindra le créateur à donner toujours plus, au point de s’en brûler les ailes. Mais Bonello ne se contente pas de constituer un catalogue branché de scènes peopolisantes, il s’attache sentimentalement à ses personnages dont Yves Saint Laurent, incarné par un Gaspard Ulliel prodigieux. Entre les scènes psychédéliques, voire orgiaque d’images, il récrée avec sensibilité une atmosphère où il replace le couturier dans son monde intérieur, notamment se ressourçant au milieu de sa collection de camays, hyper nerveux dans les quelques minutes qui précèdent la fameuse pose en nu, ou angélique, travaillant à sa table éloigné de toute réalité inopportune.
Bonello est fasciné par Saint Laurent, mais son film va bien au-delà du simple hommage. Il cherche à comprendre la mécanique de vie de ce génie. Ainsi il s’attache moins à la véracité historique (chronologie, les collections sont suggérées plutôt que lourdement montrées, certaines personnalités sont escamotées…) qu’aux fondements intérieurs qui ont portés sa vie (la création, l’enfant gâté qu’il sera toujours, une hétérosexualité regrettée, son désamour de lui). Il suffit de le voir dans la scène où il observe son Mondrian, sa vie haute en couleur est à l’image de la toile, composée de coupons rectilignes formant un ensemble sublime mais presque glacial. On pourrait évoquer tous les riches aspects de cette œuvre pendant des heures, tant ils sont denses jusque dans le moindre détail. A l’image de l’absence de Deneuve dans la trame (déjà regrettée sur « Yves Saint Laurent ») malicieusement compensée ici par une évocation dans un agenda, une photo ou encore un turban qu’YSL avait créé pour elle.
C’est tout cela « Saint Laurent », un film d’une incroyable richesse visuelle et émotionnelle. Il dépasse même la cadre de l’évocation formelle de l’artiste et s’attache à cet homme mi-dieu, mi-diable au génie inégalable symbole d’une société qui se meurt, où le mercantile supplantera la création. Et Bonello de nous le porter au crépuscule de sa vie avec une image saisissante celle d’un Yves Saint Laurent sur son lit de mort dans la même position que la photographie post mortem de Louis 2 de Bavière (d’où le choix judicieux de Helmut Berger parfait au demeurant), faisant de l’homme un autre créateur bâtisseur, dont l’apparente folie arrange bien les esprits médiocres.