Si Gillian Flynn ne s'est pas impliquée directement dans l'écriture du scénario de Dark Places, seconde adaptation d'un de ses romans après Gone Girl, elle a toutefois organisé pour Gilles Paquet-Brenner une visite guidée de Kansas City, sa ville d'origine. Elle expliquait récemment lui avoir montré des rues, quelques fermes afin qu'il s'imprègne d'une ambiance de Midwest en crise qui allait servir de toile au fond au film. Il restait à mettre sur la toile – que l'on a beaucoup vue dans le cinéma américain de ces dernières années – l'héroïne de Dark Places: Libby Day, femme célibataire dépressive, incapable de surmonter le souvenir traumatisant du massacre de sa famille, survenu lorsqu'elle avait sept ans. Vingt-cinq ans après les faits, Libby Day est invitée dans le Kill Club, un cercle privé qui réunit des passionnés d’affaires criminelles. Le massacre de sa famille l'a rendue populaire, on apprend même qu'elle en a fait un livre où elle apparaît comme la petite orpheline de l'Amérique: Libby Day a trouvé sa place dans la mythologie criminelle des Etats-Unis. Narratrice dans le roman de Gillian Flynn, elle raconte comment les médias ont fait d'elle "la courageuse Baby Day, la Petite Fille perdue, la pathétique petite rousse de sept ans aux grands yeux bleus, la seule survivante du Massacre des Prairies, des Meurtres déments du Kansas, du Sacrifice Satanique à la Ferme (2)". On voit immédiatement ce que Dark Places partage avec Gone Girl - je parle ici des romans de Gillian Flynn : une façon de ramener l'existence de ses personnages à des schémas narratifs simplistes (la piste sataniste dans Dark Places) à des archétypes (le mari forcément coupable dans Gone Girl) susceptibles de séduire le plus grand nombre. Sans doute est-ce la raison du succès des deux livres. Mais leur transposition à l'écran pose un piège redoutable: comment ne pas donner au spectateur l'impression qu'on lui raconte une très mauvaise histoire? Ce piège, Fincher l'a très subtilement contourné dans Gone Girl, en soulignant la médiatisation de la disparition d'Amy, transformant celle-ci en mauvais feuilleton policier, atteignant même le registre du soap lorsque Nick accepte de passer à la télé pour adresser un message à sa femme. Bien moins subtil, le scénario de Dark Places semble avoir été écrit par les membres du Kill Club, c'est-à-dire par des fans n'ayant qu'une idée en tête: rétablir la bonne version des faits. Sachant que la version donnée par Libby Day accuse son frère Ben et projette sur le massacre de sa famille le spectre du satanisme, le film n'a plus qu'à examiner d'autres hypothèses avant de nous faire voir - ce sera notre récompense - la vraie scène de crime. Pourquoi Libby Day a-t-elle menti? Pourquoi son frère, Ben, a-t-il été accusé de pervertir les (très) jeunes filles? Pourquoi Mme Day (la mère) était-elle endettée au point d'envisager sa propre disparition? Le film ne fait que soulever vaguement ces questions, comme dans un épisode d'Affaire non élucidée (la très mauvaise émission d'enquête qui remplace épisodiquement Faites entrer l'accusé le dimanche soir sur France2). Où réside, dès lors, l'obscurité promise par le beau titre Dark Places? Dans le tableau d'une Amérique exsangue, ravagée par la crise? Que l'on revoie plutôt l'Illinois du magnifique It Follows sur ce thème. Dans les portraits des personnages secondaires? Tous sont sacrifiés et les acteurs, abandonnés, semblent jouer comme s'ils étaient encore dans d'autres films (notamment Tye Sheridan qui semble être resté dans Joe). Dans le personnage de Libby Day? Réduit à sa silhouette masculine (des cheveux courts, une casquette), il semble surtout à offrir à Charlize Theron une occasion de descendre du podium doré de J'adore de Dior pour se frotter à l'Amérique profonde. Il n'y a donc pas un coin d'ombre dans Dark Places, pas la moindre zone d'ambiguïté ou d'instabilité. A l'image de Libby Day, qui interroge les témoins de l'assassinat de sa famille selon une structure qui est reproduite à plusieurs reprises dans le film (un témoin = un flash-back), Dark Places marche droit vers la résolution de son énigme et finit par atteindre une clarté qui est le comble de la désolation.