Après The Social Network et Moneyball, ma troisième rencontre avec un scénario d'Aaron Sorkin se solde à nouveau par une pleine et entière satisfaction. Toujours à même de tirer de figures publiques des récits intimes et shakespeariens, l'auteur le plus en vue d'Hollywood a réussi à m'intéresser à un personnage à propos duquel je ne connaissais rien et pour lequel je n'avais pas le moindre intérêt. C'est qu'à l'instar des deux films que je viens de citer, ce Steve Jobs s'offre, avant de se présenter comme un biopic fidèle, comme un vraie proposition de cinéma. On y suit Steve Jobs en 1984, 1988 et 1998, en plein compte à rebours avant le lancement de trois de ses projets majeurs, régler ses comptes avec le même cercle de proches qu'il semble attirer inexorablement. Cette approche théâtrale de l'existence vire même à l'opéra, Danny Boyle favorisant le mouvement même au sein de complexes fermés, et en tire une énergie magnifique à travers des personnages qui semblent explorer tous les recoins d'une vie circonscrite mais enrichie par toute l'ardeur qu'ils mettent à la vivre. Certes complètement irréel, le postulat visant à faire du casting un nuage gravitant autour de Jobs dans des moments charnières de son existence (comme si les autres n'avaient pas aussi la leur à mener en dehors) restitue bien la part gargantuesque et magnétique du personnage et matérialise le contrôle absurde qu'il a toujours voulu maintenir. La plongée dans la psyché (fantasmée, sans doute, mais je prend ça pour du cinéma avant d'y voir une décalque de la réalité) de Steve Jobs en est facilitée, et acquiert facilement une proximité avec le personnage telle que peu de biopics l'ont réussi avant. Centre de cet univers qui va nécessairement mener à son couronnement, Jobs y est pourtant reclus, cantonné à lui-même, lui le pilier central omniprésent d'un film qui raconte aussi son envie d'exorciser ses propres démons par faute de pouvoir les fuir. Si la psychologie du personnage et la symbolique assez simple qui amène ses traumas d'enfance a pas mal été critiquée, je la trouve adéquate, puisqu'elle retransmet bien le quasi-autisme dont souffre le personnage et fait de la démesure de ses efforts pour le combattre une tentative maladive et enfantine, regardant Steve Jobs comme un personnage condamné à la grandeur par faute de pouvoir vivre de peu. Un peu comme dans The Aviator, voire même J. Edgar, Boyle et Sorkin maintiennent cette constante, commune à bien des personnalités célèbres, qui veut que la grandeur humaine ne soit que l'expression d'une souffrance et pas un seulement un trait inné appartenant à une sphère que nous autres, simples mortels, ne connaîtront jamais. Il devient alors tellement plus facile de voir en Jobs un autre soi que l'empathie vient d'elle-même, sans pour autant désamorcer la fascination naturelle que peut inspirer cet homme borné au possible et amené là où il l'a été par la force et l'aveuglement de sa conviction bien plus que par ses capacités intellectuelles, comme poussé vers le haut par une envie d'exister plus intense que la moyenne largement autant que par son aptitude à le faire. La narration segmentée, quant à elle, réussit bien à emprisonner Steve Jobs dans la figure de pionner qu'il parait avoir toujours voulu être au détriment de sa vie privée, chaque segment se déroulant sous la forme d'un compte-à rebours où les relations humaines sont ravalées à des rounds où la vie elle-même compte les points. Les dialogues, ciselés avec une fougue et une précision rares par Aaron Sorkin, ont parfois été critiqués pour leur emphase relative, et certains pointent du doigt la tendance de Boyle à couper ses scènes sur une punchline bien sentie pour accentuer avec lourdeur le poids de la narration. Formuler ces reproches c'est pourtant, me semble t-il, passer justement à côté de la vitalité d'un film où la vie se vit de façon définitive, dans un dialogue asymétrique entre des relations humaines timides et maladroites et une envie écrasante de triomphe, d'absolu (la volonté de puissance, dirait Nietzsche) qui témoigne d'une force vitale éclatante. Michael Fassbender, sans trop en faire, met tout son génie au service de ce Jobs mégalomane et fragile, achevant d'apporter son souffle à une fresque puissante au possible (give that man an Oscar). La conclusion, que j'ai eu la surprise de voir certains regarder comme un happy-end, signe au contraire la victoire du Steve Jobs public sur sa part personnelle en laissant survivre les parts d'ombres qu'on avait entrevues de celles-ci dans le champ des possibles et parfaitement souligner que qui que l'on soit de l'extérieur, la victoire sur nous-même, elle, ne sera jamais acquise.