Muni d’une pré-production assez chaotique qui connut passation de droits, changement de réalisateur et d’acteurs, devant être initialement dirigé par David Fincher et incarné par Christian Bale, le film connut presque 4 années de difficultés avant de pouvoir enfin voir le jour. Pourtant l’arrivée de ce Steve Jobs version Danny Boyle ne fait pas que des heureux, entre ceux qui regrettent le départ de Fincher et n’aiment pas le style de Boyle ou encore ceux qui doutent du choix de Michael Fassbender dans le rôle titre ainsi que ceux qui s’interrogent sur l’utilité d’un second biopic sur Jobs peu de temps après un premier très anecdotique. Tout cela peut donc expliquer le fait que le film n’ait pas connu un franc succès au Box Office américain alors qu’il est probablement un des biopics les plus originaux de ces 6 dernières années, le dernier en date étant peut être 127 Hours déjà réalisé par Boyle.
Le scénario écrit par Aaron Sorkin, déjà scénariste du très réussi The Social Network de Fincher, prend l’approche originale et bien vue de ne pas retracer le parcours professionnel et personnel de Jobs mais de s’ancrer dans trois moments importants de son histoire. Découpé en trois grosses scènes à trois différentes époques, 1984, 1988 et 1998, chacune se déroulant dans les coulisses avant le lancement d’un nouveau produit et se déroulant en temps réel, même si renvoyant parfois à quelques flashbacks pour évoquer la genèse des relations entre certains personnages, le film s’intéresse à analyser les créations de l’homme dans une approche symbolique et romancée plus qu’à l’homme en lui-même. Il prêtera cependant beaucoup d’attentions à sa personnalité très renfermée et ses plus gros défauts, étant un opportuniste manipulateur qui tire profit des autres, mais le regard porté sur lui est plus sur la personnalité fantasmée qu’il s’est créée plutôt que sur le « vrai » lui. L’ensemble parle donc de création et de transmission, que ce soit de l’image personnelle presque fictive transmise au public et à l’entourage, des avancées technologiques transmises au peuple etc. Tout ça passera surtout par l’exploration de ses relations à travers les trois époques se cristallisant principalement dans la relation qu’il entretient avec sa fille qu’il a d’abord refusé de reconnaître. Sorkin va se servir de ça pour créer des liens et s’intéresser à son obsession des systèmes fermés, un système que l’utilisateur ne peut pas modifier par lui-même, ce qu’est au final Steve Jobs, un homme renfermé sur lui-même qui n’écoute personne et se révèle borné. Au fil des trois séquences, les mêmes personnages et problèmes reviennent sur le tapis, ce qui d’un point de vue narratif peut engendrer une certaine répétitivité, notamment entre le premier et dernier acte. Un dernier acte qui est d’ailleurs moins maîtrisé et qui cède à beaucoup de facilités et lourdeurs simplifiant son propos pour tomber dans une « happy end » bien pensante qui dénote un peu avec le reste.
Cependant même si d’un point de vue narratif, le film à ses défauts, c’est sur sa partie symbolique qu’il se montre admirable dans la densité des sujets qu’il aborde. Que ce soit l’aspect christique de Steve Jobs totalement assumé, le montrant comme un gourou qui galvanise les foules, les poussant à l’admiration et à l’hystérie ou dans la manière de présenter l’homme comme il présente ses créations. Ici Jobs est une création divine, un « système » fermé qui ne connait que peu de changements mais qui pourtant se verra optimisé à travers son attachement à sa fille. On le verra rentrer en conflits avec les mêmes personnes, souvent pour des sujets similaires et on prend conscience que pour un homme cherchant l’innovation, il ne va pas en avant et se tourne résolument vers le passé. A travers lui, le scénario pousse une réflexion qui le dépasse et qui trouve un écho universel sur la croyance, la transmission et la mélancolie marchant aussi comme un portrait acerbe de l’Amérique suprémaciste. Parler de l’image d’un homme dans laquelle chacun peut se refléter tout en étant capable de rester très intime dans son portrait de Jobs, c’est là tout l’aspect brillant de l’écriture d’Aaron Sorkin. Surtout que misant sur une approche très théâtrale, il a écrit une quantité assez phénoménale de dialogues, le film étant très verbeux, et ceux-ci se montrent d’une intelligence rare. Souvent ironiques et lourds de sens, ces dialogues sont un vrai régal arrivant à nous happer dans des conflits qui parfois nous dépassent quand on n’est pas spécialisé dans l’informatique car ils se montrent très exigeants et ne facilitent pas le confort du spectateur à certains moments. L’écriture de Sorkin, comme Steve Jobs et ses créations, est un système fermé mais qui se révèle passionnante spécialement dans son utilisation du « walk and talk ».
Le film est habité par un casting exceptionnel qui rivalise de talent pour tenir la comparaison face à Michael Fassbender qui incarne totalement son personnage. Même s’il ne ressemble pas physiquement à Jobs, il en a compris l’essence et se place dans les chaussures du personnage avec aisance offrant un travail de composition assez phénoménal. Il est un sérieux prétendant à l’Oscar. Et en face de lui, Kate Winslet est absolument parfaite de justesse tout comme Jeff Daniels, ici au sommet, et un excellent Seth Rogen qui retranscrit la personnalité de son personnage avec subtilité et une sobriété admirable. Il n’y a vraiment aucune fausse note dans ce casting qui mérite toutes les éloges même pour les rôles plus anecdotiques comme pour celui de Katherine Waterston qui est un peu effacée mais l’actrice retransmet les troubles de son personnage à la perfection.
La réalisation est techniquement irréprochable que ce soit dans le montage qui retranscrit à merveille le rythme des dialogues, arrivant même à rendre lisible un montage alterné entre deux scènes pourtant très dense même si ce procédé devient légèrement répétitif dans sa deuxième utilisation, la photographie très esthétisée qui permet un rendu très brut, assez proche de ce qu’avait déjà fait Boyle avec 127 Hours et Trance tandis que la bande originale se montre enivrante et inspirée. Pour sa mise en scène Danny Boyle continue dans la lignée de ses deux précédents films, avec une approche consciencieuse et distordue jouant avec les focales et la profondeur de champs mais aussi favorisant des cadrages penchés évoquant souvent les rapports de force et les changements chez le personnage. D’ailleurs Boyle calme un peu son style malgré quelques plans qui revoient à ses tics les plus courants mais mise sur une approche plus terre à terre et moins esthétisée pour jouer sur le métaphorique. S’appropriant un style plus théâtral, voire même opératique, il enferme son personnage dans le cadre sans possibilités de fuite favorisant les couloirs étroits, le plaçant sous un toit etc. Il fait en sorte qu’il soit toujours encadré, comme un système fermé, il le suit à coup de plans séquences et de travellings pour la plupart du temps et pense sa mise en scène autour de ce principe d’enfermer son personnage pour un rendu aux bordures de cadre très marqués. On est face à quelque chose de très carré et qui se libère au fur et a mesure que le personnage se rapproche de sa fille, avec un dernier acte jouant beaucoup plus sur les espaces faisant respirer son personnage, l’ensemble se montrant assez bien pensé et habilement exécuté.
En conclusion Steve Jobs est tout simplement un film monstre. Une œuvre d’une densité et d’une intelligence qui donne le vertige même si elle a une certaine tendance à l’autisme, se montrant très exigeante à aborder. Surtout que parfois il est plus passionnant dans ce qu’il évoque que dans ce qu’il raconte, se montrant plus pertinent dans son symbolisme que dans son aspect narratif. Néanmoins on ne peut que reconnaître que l’écriture de Sorkin est brillante, arrivant à moderniser et à tirer d’un genre classique et éculé comme le biopic, un ensemble diablement original et immersif. Le tout étant soutenu par un casting grandiose et une réalisation minutieuse de Danny Boyle qui s’accorde à l’approche très théâtrale de Sorkin tout en gardant le style si particulier du cinéaste. Steve Jobs est donc une belle réussite pour un projet qui aurait pu être bancal et assurément un très bon film.