Libre de toute contrainte narrative (pour qu'il y ait narration, il faut qu'il y ait histoire), "Adieu au Langage" égrène des citations et des aphorismes à la fois d'une grande trivialité et d'une grande hauteur d'esprit dans un maelström d'audaces visuelles et sonores assez agressives. Car "Adieu au Langage", c'est aussi un adieu au langage cinématographique tel qu'on le connait et qu'on le consomme habituellement, une énigme sans clé. C'est assez renversant mais c'est aussi assez éprouvant, surtout au niveau formel. On n'a jamais vu une telle 3D, fascinante, beaucoup plus intéressante mais aussi beaucoup plus inconfortable que ce qu'on voit dans n'importe quel blockbuster US. Quant au son, entre dialogues inaudibles, bruits désagréables hypertrophiés ou extraits de musique classique maltraités (la VIIème de Beethoven morcelée et saccadée, sacrilège ! mais sacrilège génial !), dire que nos tympans sont soumis à rude épreuve est un doux euphémisme. Faut-il donc posséder en soi un bonne dose de sadomasochisme snob pour apprécier pleinement le dernier Godard et le laisser jouer ainsi impunément avec nos yeux, nos oreilles et notre cerveau ? Peut-être, toujours est-il que si chef-d'œuvre il y a, c'est plus dans l'expérience du film que dans le film lui-même. Parce que même si on sent que Godard accorde beaucoup d'importance et de respect à ce qui y est dit (tous les auteurs cités ou évoqués, tous les musiciens utilisés sont crédités au générique au même titre que les acteurs ou les techniciens), le fond reste extrêmement abscons. L'équilibre est donc très précaire : si on arrive mal luné dans la salle, si on est réfractaire aux expérimentations cinématographiques, si le film dure 15 minutes de plus... le chef-d'œuvre se transforme très vite en pensum obscène insultant le bon goût et l'intelligence du spectateur. Cinéma révolutionnaire, autre chose que du cinéma, art contemporain... "Adieu au Langage" serait au mieux un film courageux mais inconscient dans les mains d'un réalisateur lambda. Mais là, c'est du Jean-Luc Godard, cinéaste en liberté depuis près de 60 ans, avec toutes les audaces et tous les excès que le terme peut comporter. Tel un vieil ermite misanthrope, il sort de rares fois de sa caverne pour lâcher au public des résidus (excréments ?) de sa pensée et de sa sagesse. Qui veut de lui et des miettes de son cerveau ? Pour qui veut bien s'accrocher, il serait dommage de passer à côté. "Plus je connais les hommes, plus j'aime mon chien", disait le poète. Visiblement, JLG, également poète dans son genre, a fait sienne cette maxime. Au détour d'une scène, il nous dit aussi que "la pensée retrouve sa place dans le caca." Et inversement ?