"Adieu au langage" est un film godardien, un film de l'"homme qui en savait trop", un film qui parle pour tout dire et, en même temps, pour ne rien dire, un film bavard-buvard qui absorbe tout pour le dégorger tel quel sur le spectateur, béat et pétrifié, qui n'en croit ni ses yeux ni ses oreilles et qui, parfois, n'en croit pas un mot mais qui suit, qui essaie de suivre, même quand il n'en peut plus, qui suit parce que "ça parle"... Oui, "ça parle", comme disait Lacan, mais ça parle de quoi ?... Justement, Lacan : "Je parle aux murs (...) Je parle tout seul (...) A vous de m'interpréter". C'est cela, Jean-Luc, à nous de vous interpréter, à nous de trouver le sens, à nous de savoir où vous voulez en venir, vous qui, comme Lacan ou comme Héraclite en son temps, cultivez le mystère, l'ellipse, le sous-entendu, vous qui semez la confusion par la profusion, vous qui vous délectez de l'embrouillamini. Vous brouillez les pistes à loisir mais le faites si brillamment qu'on vous pardonne. On vous pardonne car vous êtes un "inventeur", un des seuls encore à porter haut la création cinématographique, tout le monde ou presque le dit. C'est vrai que vous suintez l'intelligence, le génie et votre film, une fois de plus, le prouve qui est, pour moi, pauvre de moi, pauvre spectateur lambda, quasi inaccessible. C'est comme si vous m'aviez jeté un gros paquet de fils enchevêtrés en disant "démerde-toi !" : des mots, des citations, des images, des lumières, des couleurs, des sons, des vibrations, des hommes qui chient, des chiens qui pissent, bref, tout un fatras, tout un entrelacs de signes, de stimuli, de sensations, une somme éblouissante, au sens propre comme au figuré, d'indécidables en 3D, sur lesquels je me suis cassé les dents, je me suis irrité les yeux et entortillé les neurones sans parvenir à vous comprendre... Parfois, Jean-Luc, vous me mettez en colère, vous savez, j'ai envie de vous traiter d'abscons et encore, je suis poli. Oh, bien sûr, de loin en loin, par les échappées du feuillage, on aperçoit un petit truc, on capte des bribes de vous, on attrape furtivement un bout de sens. Tiens, vous aimez votre chien, ça se sent, votre chien philosophe qui passe et repasse, un péripatéticien sans doute. Vous aimez Jacques Ellul car vous aimez les visionnaires, les visionnaires comme vous-même qui l'êtes plus que tout autre. Et puis vous aimez Gustave Courbet car vous aimez le sexe de la femme, l'Origine du monde. Là, Jean-Luc, vous montrez tout, vous montrez tout mais, encore une fois, vous ne démontrez rien... pour le spectateur lambda, s'entend. Mais j'y songe, peut-être faites-vous des films destinés aux seuls très gros QI ?... A moins que vous ne soyez le seul à savoir vraiment ce que vous voulez dire, peut-être que vous déroulez votre tapis, votre vision godardienne du monde et, qui m'aime me suive... ou ne me suive pas, rien à foutre, à-Dieu-vat ! Peut-être que c'est ça ou peut-être pas et, si ça se trouve, vous-même ne savez pas au juste où vous allez, où vos pas vous conduisent et qu'il vous arrive aussi de vous prendre bêtement les pieds dans le tapis. Qui sait ? Enfin, voilà, Jean-Luc, Monsieur Godard, pour votre film, j'hésitais entre zéro et vingt mais on ne met pas zéro à un poète génial sous prétexte qu'on en le comprend pas -car vous êtes un grand poète, c'est certain- un poète qui, de plus, écrit peut-être là ses dernières strophes, fait ses adieux au langage mais aussi à son public et sans doute à lui-même. Alors, Monsieur Godard, votre film, c'est cinq étoiles que je lui mets, c'est "attention chef-d'oeuvre !". D'ailleurs, soyons clair, un film de vous ne peut être qu'un chef-d'oeuvre. Mais le vrai chef-d'oeuvre, Monsieur Godard, ce n'est pas votre film, c'est vous, c'est vous-même : Jean-Luc Godard, chef-d'oeuvre en péril, qui dit "Adieu au langage". Définitivement ?