Compliance, cela signifie conformité, docilité, nous disent les dictionnaires. Ici, la traduction exacte serait plus précisément soumission et plus spécifiquement encore soumission à l'autorité. (Intéressant de voir une nouvelle fois le titre américain d'un film repris tel quel par les distributeurs hexagonaux, quand bien même il ne s'agit pas d'un mot du vocabulaire des élèves de 5° que demeurent la majorité des Français, comme pour " Inception" ou " Twixt"). Dès le générique, un immense panneau nous annonce qu'il s'agit d'une histoire inspirée de faits réels. Les fidèles lecteurs de ces critiques connaissent ma réticence devant cet argument d'autorité (" Les Saphirs"), à plus forte raison quand il est assené de manière aussi péremptoire : le fait que l'histoire qu'on nous rapporte soit réelle n'exonère pas le réalisateur de sa responsabilité dans le choix de la façon de nous la raconter.
Pourtant, dans certains cas, c'est la fidélité de ces fameux faits qui justifie la nécessité du film, qui s'il était une fiction, apparaîtrait comme l'exagération fantasmée d'un réalisateur soucieux de faire le buzz. C'était le cas de " 38 Témoins", très fidèlement adapté du meurtre de Kitty Genovese malgré sa transposition havraise, ou pour certains aspects, de "A perdre la raison", inspiré de l'affaire Geneviève Lhermitte. C'est le cas bien entendu ici, à tel point que la détermination de ma note dépendait de ce que Wikipédia me racontait de l'affaire du Mont Washington : si les épisodes les plus trash de ce huis-clos anxiogène avaient été inventés, je me serais senti odieusement manipulé. Vérification faite, tous les détails de l'histoire sont vrais, jusqu'à la phrase de Van à sa sortie du fast-food :"I have done something terribly bad". Seule différence, la serveuse était châtain et nettement moins mignonne que Dreama Walker, ce qui n'est pas non plus innocent...
Entre 2002 et 2004, un homme s'est fait passer au téléphone plus de 70 fois pour un officier de police auprès de gérants de restaurants ou d'épiceries en accusant une des employés d'avoir volé, jusqu'à l'affaire du Mont Washington dans l'Ohio où le canular a dégénéré en viol, et a permis l'arrestation du coupable, un père de cinq enfants. Quand je traduisais compliance par soumission à l'autorité, je faisais implicitement référence à l'expérience de Milgram, fidèlement racontée dans "I comme Icare", où sous couvert d'expérimentation scientifique, des citoyens ordinaires envoyaient des décharges (fictives, bien sûr) de 400 volts à des cobayes qui avaient mal répondu à un questionnaire.
En 2009, Christophe Nick avait produit un documentaire, "Le Jeu de la Mort", où il reprenait l'expérience de Milgram en remplaçant l'autorité du scientifique en blouse blanche par celle d'une animatrice de télévision. Tania Young, qui tenait ce rôle, avait un protocole d'une dizaine de phrases à dire pour vaincre la résistance des apprentis bourreaux. On les retrouve dans l'argumentaire du faux policier de "Compliance", un savant mélange de menaces, de promesses et de flatteries, en jouant du régime de la douche écossaise pour fragiliser ses interlocuteurs, aussi bien ceux qu'il devait convaincre de commettre des délits au nom même de la loi, que la victime qu'il préparait à accepter le pire.
La scène du Mont Washington a été filmée par une caméra de surveillance diffusée depuis sur ABC, et Craig Zobel s'en est inspiré. Mais il l'a déployée avec tous les moyens du cinéma, privilégiant les plans serrés sur les personnages, les cadres qui comportent toujours un rayonnage ou un armoire en amorce pour suggérer l'exiguîté des lieux. Ce huis clos étouffant fonctionne, ponctué par la voix cauteleuse du prétendu officier qui répète en boucle ses arguments dans une ambiance hypnotique, et un sentiment pesant de malaise s'installe (il y a eu un départ violent dans la salle où je regardais le film). Craig Zobel a fait jouer les scènes sur deux plateaux connectés entre eux, Pat Healy disant son texte à l'aveugle qui était entendu sur l'autre plateau où jouaient Ann Dowd et Dreama Walker, et c'est cette distance qui rend possible l'acceptation de l'incroyable.
Craig Zobel raconte : "Lorsque j'ai découvert cette histoire, je me suis écrié : "Je n'aurais jamais obéi !" Puis je me suis souvenu de certains tournages durant lesquels j'avais accepté sans broncher des décisions dangereuses pour l'équipe. Je me suis alors rendu compte de l'universalité du sujet." C'est bien le mérite principal de ce film âpre que de nous renvoyer à nos propres représentations, individuelles et collectives, de ce droit fondamental à la désobéissance face à l'arbitraire et à la perversion.
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