John Frankenheimer comme d’autres réalisateurs de sa génération (Sidney Lumet, Robert Mulligan, Arthur Penn, George Roy Hill, Franklin J. Schaffner) a fait ses gammes à la télévision notamment dans les dramatiques en direct dont il parvient à transcender le statisme grâce à une maîtrise technique qui lui permet de trouver les bons angles de vues et la bonne distance avec les comédiens. A son propos, le critique américain Roger Ebert affirmait qu’il était « l’un des meilleurs réalisateurs de dramatiques pour la télévision ». Commençant sa carrière dans le long métrage par ce qu’il jugera lui-même comme un échec (« Mon père, cet étranger » en 1957), il fait la connaissance de Burt Lancaster alors au sommet de sa gloire. A partir du « Temps du châtiment » en 1961, la première de ses cinq collaborations avec l’acteur et pendant cinq ans et six films, il exécute un sans faute qui semble devoir le propulser vers les sommets. « Le prisonnier d’Alcatraz », « Un crime dans la tête », « Sept jours en mai » ou encore « Le train » sont autant de réussites reconnues par la critique. Mais l’accueil glacial reçu par « L’opération diabolique » au Festival de Cannes en 1966 douche l’enthousiasme de Frankenheimer qui comprend mal le sort fait à ce film ambitieux qui deviendra pourtant culte quelques années après sa sortie. Amoureux du cinéma européen des Fellini, Godard et autres Antonioni, il part en Europe pour y tourner « L’homme de Kiev » qui ne parvient pas à le relancer. Il revient en Amérique mais les jeunes réalisateurs du Nouvel Hollywood ont pris la place. L’échec de « The Extraordinary Seaman » en 1969 semble indiquer que son heure est passée, n’étant pas parvenu à réaliser, comme Arthur Penn (« Bonnie and Clyde » en 1967) ou Franklin J. Schaffner (« Patton » en 1970), un film décrochant la timbale aux Oscars. D’un caractère pourtant intransigeant et direct, il va devoir accepter de rentrer dans le rang en consacrant le reste de sa carrière aux films de commande. Entre ces deux versants opposés d’une filmographie qui reste tout de même très intéressante, John Frankenheimer livre en 1969 et 1970 deux films intimistes qui dénotent avec son style habituel plutôt porté vers l’action ou les drames à très forte intensité. « Les parachutistes arrivent » encore avec Burt Lancaster, suivi du « Pays de la violence » montrent une facette plutôt méconnue d’un homme plus complexe et sensible qu’il ne voulait le laisser paraître, s’abritant derrière un professionnalisme et une maestria technique jamais contestés. « Le pays de la violence » est une chronique de l’Amérique profonde située dans un Tennessee dévasté par la crise économique et où le temps semble s’être arrêté comme l’indique très bien l’entame du film montrant tous ces habitants sur le seuil de leur maison, immobiles et le regard dans le vague, n’attendant plus rien d’un « rêve américain » dont ils ont depuis longtemps compris qu’il ne s’arrêterait pas devant leur porte. Harry Tawnes (Gregory Peck), shérif d’une petite bourgade a lui aussi le regard plongé dans le néant mais celui-ci fait face au barrage qui ceinture le lac proche de la ville. Sa femme lui parle à la radio sans qu’il n’y prête attention. Homme entre deux âges, doté d’un statut d’autorité, il a lui aussi compris que son horizon était bouché dans ce Tennessee agonisant d’un manque d’intérêt des autorités fédérales comme le montrent ces voitures abandonnées au bord des routes et ses maisons en bois dont on se demande comment elles tiennent encore debout. En quelques plans et de manière virtuose, John Frankenheimer expose le cadre de l’action à venir dont on détecte immédiatement qu’elle va concerner ce shérif qui au fond de lui-même se sent peut-être encore assez jeune pour se sortir de la torpeur qui paralyse sa vie mais dont le regard butte encore sur les contreforts du barrage faute d’un but à atteindre. L’étincelle comme sou-vent ne peut venir que du hasard. Celui-ci porte le nom d’Alma McCaine (Tuesday Weld), la fille d’un distilleur d’alcool clandestin qui va bouleverser en deux temps, trois mouvements la routine du shérif. La voiture qu’elle laisse conduire à son petit frère fait des embardées joyeuses sur la route. Le shérif, sans doute heureux d’un peu d’action, se lance à sa poursuite. La voiture s’arrête dans un champ et le petit garçon s’enfuit en courant. La toute jeune fille blottie sous le siège avant sort alors de la voiture, laissant apparaître une jeune femme à la beauté tout à la fois naturelle et incendiaire. Tout semble déjà dit de la suite quand Tawnes monte dans le van pour le sortir du champ.
S’installe alors une relation amoureuse qui a tout du quiproquo, chacun des deux protagonistes situés à deux moments distincts de leur vie, ne venant pas y chercher la même chose. John Frankenheimer et son scénariste Alvin Sargent montrent avec subtilité mais aussi sans fard l’obstination d’un homme parti sur une fausse route qui sans le conduire au drame toujours possible en pareil cas, va le ramener de manière assez minable à son point de départ et encore un peu plus désillusionné.
Toutes les répercussions de cette sortie de route vont être décrites avec minutie sans aucun jugement de valeur ni exploitation narrative facile. D’aucuns ont dit et John Frankenheimer avec eux que le choix de Gregory Peck imposé par la Columbia qui souhaitait une vedette, était une erreur en raison de son jeu un peu hiératique et surtout de l’image d’homme droit et honnête qui collait à la peau de l’acteur depuis « Du silence et des ombres » de Robert Mulligan qui lui avait valu un Oscar en 1963. Le choix de Frankenheimer s’était d’emblée porté sur Gene Hackman avec lequel il venait de travailler sur « Les parachutistes arrivent » et qui était alors un acteur en devenir. A la fin de sa carrière, le réalisateur regrettait encore ce choix contraint. Gene Hackman dont le talent est énorme qui n’avait que treize ans de plus que Tuesday Weld dégageait incontestablement une animalité qui n’émanait pas de la personnalité de Gregory Peck. Mais c’est juste-ment ce manque ajouté à une maladresse de comportement qui permet de comprendre le tunnel dans lequel s’engouffre le shérif Tawnes et la perte de contrôle émotionel qui s’ensuit. Gene Hackman physiquement plus proche de l’univers des « moonshiners » (distilleur d’alcool clandestin) représenté par Ralph Meeker n’aurait sans doute pas permis à Tuesday Weld et à Estelle Parsons qui interprète l’épouse de Tawnes de jouer la même partition. Au contraire, Gregory Peck dont le malaise personnel palpable qu’il ressent à l’égard de son rôle est parfait notamment pour permettre à Frankenheimer de crédibiliser la fin de son film. Une fin particulièrement bouleversante qui identifie le shérif aux habitants montrés dans l’entame évoquée plus haut. On notera la présence toujours signifiante du grand acteur de second rôle qu’était Charles Durning ainsi que celle de Ralph Meeker diffusant une ambiguïté par instants troublante. Quant à Tuesday Weld, actrice précoce dont la carrière aurait dû être plus brillante que dire d’autre sinon qu’elle est insolente de beauté et parfaitement juste. Un film magnifique que la musique appropriée écrite par le grand Johnny Cash ne gâche en rien bien au contraire. Le titre original du film se confond d’ailleurs avec celui d’une des plus célèbres chansons du chanteur de country (« I walk the line »). Un grand film donc émanant d’un grand réalisateur en pleine maîtrise de son art qu’il convient de réhabiliter comme le fait la superbe édition DVD qui vient tout juste de paraître.