Il y a des infos que vous n'entendrez plus jamais de la même façon. Vous savez, par exemple: "une barque transportant une cinquantaine d'Africains s'est renversée au large de Lampedusa. La moitié des occupants n'ont pu être sauvés". On n'y prête plus attention; c'est devenu tellement banal! Mais maintenant, derrière l'info, vous verrez des visages; cela change tout.
Ce film du sénégalais Moussa Touré ne pouvait être tourné que par un Africain. Seul un Africain pouvait nous montrer la vérité de ces candidats à l'exil, leur détresse -dans un village de pêcheurs, il n'y a plus de débouchés pour le poisson-, mais aussi leur insouciance, leur inconscience. Ils embarquent pour l'Espagne, mais beaucoup pensent aller en France. Où ils ne doutent pas d'un avenir radieux. L'un est musicien: il va rejoindre ses copains à Paris, ils vont faire de la musique. l'autre joue au foot, il va devenir pro. Sans papiers? "Quand ils verront comme je suis bon, il me les donneront, les papiers!" Un troisième est sûr d'être employé en Espagne dans l'horticulture, il a déjà un cousin qui y est!
Ils embarquent donc dans une "magnifique" pirogue, vivement peinte et décorée, au fond de laquelle on peut entasser une trentaine de personnes. Il y a des Sénégalais, mais aussi des Peuls, des Guinéens. Certains n'ont jamais vu la mer de leur vie.... Il y en a un qui qui tremble de peur, il faut l'attacher. Il ne se réconforte qu'en serrant sa poule apprivoisée. Ladite poule finira égorgée, lorsqu'ils chercheront à reprendre quelques forces avec une gorgée de sang. Ils sont trente, non, en fait, trente et un: on découvre un passager clandestin, une femme. L'organisateur de l'équipée, très grande gueule, se prétend prêt à la jeter par dessus bord.... Mais elle promets de rembourser son passage. Les Sénégalais, autour d'un de leurs religieux, prient beaucoup. Un peu trop au gré des animistes. Les passagers ne partagent pas la même langue: il faut un traducteur. Les esprits s'échauffent vite, on s'engueule. Puis tout le monde se calme.
Le film se concentre sur la figure du pilote, Baye Laye, qui n'a accepté de faire la traversée qu'à contre coeur (Souleymane Seye Ndiaye). Au bout de deux jours, la pirogue croise un bateau arrêté. Les malheureux appellent au secours; leur moteur a rendu l'âme. Mais Baye Laye ne peut les aider: ils ont juste ce qu'il faut d'eau et de fuel pour leurs trois jours de route. Plus tard, les religieux lui reprocheront d'avoir porté malheur à la pirogue en ne faisant pas preuve d'humanité, mais Baye Laye savait qu'il n'avait pas le choix.
Le bateau va traverser une tempête terrible, un orage nocturne. C'est Clooney dans En pleine tempête.... Deux des passagers périssent. Il faut écoper. La pirogue repart; puis, le moteur tombe en panne. Ils dérivent, entrainés vers l'Atlantique. Quand ils sont enfin retrouvés, il n'y a plus que six survivants.... qui, quinze jours plus tard, seront renvoyés au pays, avec 15 € et un sandwich. Baye Laye dépensera l'argent pour ramener à son fils un maillot du Barsa...
La force de ce film, c'est sa simplicité. On ne fait jamais appel à la sensibilité du spectateur. C'aurait été facile de chercher l'effet tire-larmes en montrant des femmes et des enfants. Touré ne choisit pas la facilité; il raconte l'histoire d'un bateau d'hommes (à part la clandestine). Pas d'effets, pas de pathos, juste la vie. Les acteurs sont tous magnifiques. A voir absolument.