On ne peut dénier à Blue Jasmine qu’il s’inscrit dans une certaine réalité sociale, celle qui émergea après la crise financière de 2008 provoquant la ruine (quand ce ne fut pas l’incarcération) de traders et affairistes escrocs sans scrupules. Celle également témoignant des différences sociales gigantesques au sein de la première puissance mondiale. Pas sûr néanmoins que cette dimension passionne beaucoup le réalisateur de Minuit à Paris. Il manifeste surtout de l’intérêt pour ce personnage de femme en perdition, dépressive et à la ramasse, parlant tout seule et ressassant le passé, le temps de l’insouciance et de la vie facile. La chute est d’autant plus vertigineuse que Jasmine doit faire face, se prendre en main, trouver un emploi tout en suivant une formation. Le fossé est effectivement immense entre le milieu de la haute bourgeoisie dans lequel elle évoluait à New York et celui, populaire et sans raffinement, auquel elle se confronte à San Francisco. Pas question cependant de baisser les bras : malgré ses migraines et ses soudains soliloques, soignés à coups de pilules et de cocktails, elle veut encore croire qu’elle peut rebondir, trouver un nouveau mari et retrouver son statut d’antan.
Woody Allen, les années passant, est de moins en moins drôle et léger, se révélant cruel et acide (avec élégance). Il dépeint à la perfection ces grands bourgeois de Park Avenue, mais dorénavant les conversations ne portent plus sur l’art, la littérature ou la psychanalyse ; les hommes n’échangent que combines sur le business et les femmes étalent à l’envi leurs acquisitions de grandes marques. Derrière le vernis de l’opulence et de la sophistication, bien vite écaillé, les manœuvres et les trahisons apparaissent. Le calcul et la manipulation ne sont pas que les apanages des riches et des parvenus, ni seulement dévolus aux hommes. Pourtant aux antipodes l’une de l’autre, Jasmine et Ginger ont des ressources et savent surtout opérer de savantes pirouettes lorsque le destin est contrariant. Le monde qu’illustre Woody Allen en 2013 est celui des faux-semblants et de l’hypocrisie, de l’utilisation de l’autre à des fins personnelles.
Grinçant et caustique, le fond n’enlaidit néanmoins pas la forme très classique et minutieuse de l’ensemble. Mise en scène brillante et vive, qui fait la part belle aux comédiens. Nouvelle venue chez le cinéaste de Manhattan, Cate Blanchett est absolument épatante, déployant tout un arsenal d’attitudes et d’émotions qui rend son personnage complexe, à la fois attachant et énervant. On oscille en permanence entre l’envie de la blâmer ou celle de la plaindre, même si, au final, Woody Allen choisit en quelque sorte de ne pas réellement la sauver.
Après s’être habitué à la construction qui parait d’abord artificielle (les flashbacks arrivent de manière abrupte et systématique), on se laisse peu à peu plonger dans cet écrin noir, à l’écriture ciselée. Ce qui laisse, par ailleurs, plus songeur, c’est la motivation du cinéaste à se délocaliser : hier à Londres, Barcelone, Paris ou Rome, aujourd’hui à San Francisco, il ne tire jamais de réel profit des lieux visités, se limitant à parsemer le tout de quelques plans façon carte postale (ici la vue panoramique sur le Golden Gate Bridge). Peut-être, parce que, quel que soit le lieu, même s’il ne représente au demeurant que l’Occident, la complexité de la nature humaine est toujours identique.