La maîtrise extraordinaire dont fait preuve Woody Allen procure un bien fou et justifie pour partie la note peut-être trop élevée. Si "la perfection est atteinte [...] lorsqu'il n'y a plus rien à retirer" (1), nul doute que Blue Jasmine le ramène au sommet de son art après quelques écarts : il disparaît derrière son œuvre, efface toute trace de fabrication, mais lui imprime évidemment son style dense et minutieux, complété par une superbe photographie aux couleurs chaudes et une bande son très jazzy.
D'aucuns reprochent au film de ne pas comporter assez de ruptures de ton ; il donne pourtant dans la rupture tout court : amoureuse, sociale, psychologique... Surtout, il mêle fort adroitement légèreté et gravité : voir Jasmine sombrer dans la dépression, perdre la raison est aussi drôle que dur ; elle déraille complètement, ne s'en sort pas, et ce terrible constat pèse sur un humour savamment dosé. Elle ressasse les détails de son ancienne vie, d'un temps révolu, revient sur sa rencontre avec Hal, sur le trauma comme un disque rayé qui parviendrait de moins en moins à jouer "Blue Moon", la chanson sur laquelle tout a commencé. La répétition produit certes un effet comique, mais il cède vite la place au malaise : difficile de rire de l'héroïne lorsqu'elle s'égare face à ses neveux qui restent coi. Superficielle, frivole, dilettante, elle souffre d'un mal qui, lui, est profond, sorte de brouillard qui s'épaissit, de gouffre, de cercle infernal -et l'idée de cercle est importante : le film se termine comme il débute, sur les mêmes paroles de folle. Pas d'échappatoire pour Jasmine qui tente de fuir la réalité ainsi que ses responsabilités ; elle n'a aucun répit : blâmée pour ses erreurs passées par sa sœur, l'ex et le futur mari de celle-ci, son beau-fils, elle continue d'en commettre puis regrette -un peu. Mais elle a beau récolter ce qu'elle a semé, s'enfoncer toute seule, il ne semble pas que le réalisateur attende du public qu'il souhaite ce qui arrive in fine : il l'invite plutôt à éprouver de la sympathie à son égard, lui fait comprendre que la plaindre n'est pas infondé.
Du point de vue de la démotion sociale, sa chute vertigineuse -qu'intensifient les flashbacks- prend fin : elle pose ses valises Vuitton, reliques pleines d'arrogance, dans l'appartement "homy" de sa sœur -au demeurant pas si petit. En résulte un choc culturel d'autant plus important qu'elle refuse catégoriquement de se réajuster, terrain propice à une comédie merveilleusement jouée : quel plaisir que de retrouver Michael Stuhlbarg, aussi bon que dans A Serious Man. Bobby Cannavale, Sally Hawkins, tous convainquent par leur interprétation, tandis que la performance de Cate Blanchett tient de la perfection : haut placée ou égarée, elle est miraculeuse en bourgeoise et en déclassée. Une fois de plus, Woody Allen offre à une actrice l'opportunité de montrer l'étendue de son talent ; reste à espérer qu'il soit récompensé d'un oscar ô combien mérité.
1) Antoine de Saint-Exupéry.
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