Y'a pas à tortiller, ça doit être mon mauvais fond : je préfère 100 fois qu'on me raconte l'histoire d'une mère de famille débordée, d'un père raté, d'un fils autiste et militariste, d'un oncle suicidaire et d'un grand-père défoncé plutôt qu'une jolie histoire d'amour, quand bien même celle-ci présente la particularité de confronter le créateur et sa créature. Je parlais hier pour "Do Not Disturb" du charme de l'inconnu dans les avant-premières, et des motifs qui peuvent me pousser à y aller ; pour "Elle s'appelle Ruby", pas besoin d'autres raisons que l'envie de voir ce que Jonathan Dayton et Valerie Faris allaient faire après "Little Miss Sunshine", dont j'annonçais il y a sept ans qu'il allait devenir culte, et ce n'est pas mon neveu qui me contredira !
Le changement de tonalité entre les deux films est-il dû au changement de scénariste ? Délaissant Michael Arndt, Jonathan Dayton et Valerie Faris ont choisi Zoe Kazan (petite-fille d'Elia Kazan) qui joue aussi le rôle de Ruby et dont c'est le premier scénario. Elle a raconté que c'est la vision d'un mannequin gisant dans les rues de New York qui l'a renvoyée au mythe du sculpteur Pygmalion donnant vie à sa statue Galatée et qui lui a donné l'idée de cette histoire. Ce thème n'est pas nouveau, de Hermione dans "Le Conte d'hiver" de Shakespeare à "Frankenstein" de Mary Shelley, jusqu'à "My Fair Lady", évoqué par la vision sur un écran d'Audrey Hepburn dans "Sabrina".
Calvin Weir-Fields est donc une sorte de J.D. Salinger qui accepterait de faire des conférences, et son rattachement aux clichés littéraires du siècle passé est symbolisé par son usage d'une machine à écrire Olympia, bien plus cinégénique que le Macbook qu'il achète à la fin. Victime du traumatisme de la page blanche, il va voir une autre figure du cinéma de la fin du siècle dernier, un psy joué par Eliott Gould, acteur qui incarna en son temps bon nombre de psychopathes. Sur ses conseils, il écrit une nouvelle où il donne vie à un personnage de ses rêves, sans se rendre compte du double sens de l'expression "donner vie".
Le début du film, très sage, se traîne en longueur, entre des scènes d'exposition pour bien situer le dégré de coincitude de l'écrivain, et l'apparition de la créature qui ne donne pas davantage de rythme, la multiplication des scènes "Mon Dieu, j'y crois pas", seul ou avec son frère ne faisant qu'étirer un récit où il ne s'est rien passé d'autre que l'irruption d'un personnage de papier dans la vie de Calvin. La visite à la mère (Annette Bening), ex-housewife en polo devenue New Age au contact de son sculpteur de compagnon (Antonio Banderas) n'arrange rien, bien au contraire, tant on se vautre dans des situations et des personnages caricturaux empruntés à "Meet the Fockers", c'est dire la légèreté.
Quand Ruby commence à vivre par elle-même, loin de la jeune femme rêvée qu'il a inventée, il tente de modifier son attitude en transgressant la règle qu'il s'était lui-même fixé, à savoir en décrivant sur sa machine le comportement qu'il souhaite retrouver. C'est cette partie la plus intéressante, à la fois par le potentiel comique qu'elle possède, l'exagération des qualités de soumission ou de bonheur de Ruby donnant quelques scènes où on retrouve l'énergie potache de "Little Miss Sunshine", mais aussi par la réflexion qu'elle induit sur la représentation fantasmée qu'on peut se faire de l'autre dans le couple, et qui ne correspond jamais à son attente et à son besoin.
Malheureusement, ce dérèglement chaotique ne dure pas, et le récit rejoint vite les rails de la comédie romantique, avec une happy end qui efface toute la pertinence du propos. Dans le rôle de Calvin, le Lorànt Deutsch américain semble flotter dans son costume d'écrivain bien sage, loin de la fièvre inquiétante d'Eli Sunday dans " There will be blood" et Zoe Kazan, compagne dans la vie de Paul Dano, apparaît plus comme un double féminin de Calvin que comme une créature fantasmatique. Notons pour mémoire une curiosité : après la présence de Marcel Proust dans le scénario de "Little Miss Sunshine", c'est la B.O. qui fait référence à la France, avec Plastic Bertrand (Bon d'accord, il est belge), Sylvie Vartan (Bon d'accord, elle est Bulgare) et Holden. A mi-chemin entre la comédie romantique et la comédie tout court, "Elle s'appelle Ruby" ne trouve jamais son propre style et encore moins le rythme qui faisait la qualité de "Little Miss Sunshine", accident heureux ou "Attrape-Coeurs" du duo ?
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