Un célèbre adage dit qu'après la pluie vient le beau temps. Et David O. Russell peut confirmer à lui seul la véracité de ce proverbe. Après un début de carrière en dents de scie, où il a réalisé « seulement » quatre films et un documentaire en l'espace de seize ans, le cinéaste new-yorkais a décidé de passer la seconde ces derniers temps et enchaîne désormais les projets à vitesse grand V. C'est simple : on ne l'arrête plus. La preuve, il vient de signer trois longs-métrages en à peine trois ans ! De quoi rendre jaloux Woody Allen ! Après "The Fighter" (sorti début 2011 en France) et "Happiness Therapy" (sorti il y a tout juste un an chez nous), voici donc "American Bluff", à paraitre dans les salles de l'Hexagone le 5 février 2014. Cette boulimie de travail s'explique sûrement par une confiance retrouvée, car ses premiers projets, pas forcément mauvais, s'étaient soit soldés par des échecs ("Flirter avec les embrouilles", "J'adore Huckabees"), soit par des problèmes lors du tournage lui ayant collé une mauvaise réputation (comme sur "Les Rois du Désert" et sa relation ultra-conflictuelle avec la vedette du film George Clooney qu'il avait traînée comme un boulet). Mais après les succès public et critique de ces derniers films (récompensés, à eux deux, par trois Oscars et trois Golden Globes), Russell a retrouvé la forme et l'envie de tourner, et s'affirme sans conteste comme un des réalisateurs les plus en vue du moment. La donne ne devrait pas changer avec "American Bluff", un drame policier machiavélique et endiablé.
Ce nouvel opus s'inspire très librement d'une drôle d'affaire survenue à la toute fin des années 70 aux États-Unis, un scandale baptisé Abscam, du nom de l'opération alors montée par le FBI. En effet, afin de confondre des politiciens à la recherche de fonds occultes pour financer des travaux dans leurs circonscriptions, des agents fédéraux s'étaient associés à des escrocs notoires. Pour les besoins du scénario, David O. Russell et son co-scénariste Eric Warren Singer (auteur du script de "L'enquête" avec Naomi Watts et Clive Owen) ont décidé de partir de ce fait réel et de s'en servir pour écrire leur propre histoire de fiction. Ainsi, si les personnages présents dans ce film n'ont pas vraiment existé, certains sont directement inspirés par les protagonistes de cette affaire retentissante. Ainsi, l’inénarrable et excellent Christian Bale campe Irving Rosenfeld, un escroc bedonnant doublé d'un menteur patenté, mais terriblement attachant et charismatique. Celui-ci est un spécialiste ès arnaques et magouilles en tous genres, le tout mis au point en compagnie de sa sculpturale maîtresse, Sydney (Amy Adams, impeccable en femme fatale aussi troublante que sibylline). Le jour où ils se font pincer par le jeune et ambitieux agent du FBI Richie DiMaso (Bradley Cooper, tout aussi parfait et investi que ses partenaires de jeu), le couple d'arnaqueurs se voit proposer un marché qu'il ne peut refuser : en échange de leur libération, ils doivent aider Richie, préoccupé par le fait d'obtenir ses galons en confondant la criminalité en col blanc, à monter un coup de bluff titanesque pour coincer des politiciens véreux...
Comme tout bon film d'arnaqueurs qui se respecte, "American Bluff" est une partie d'échecs où, tout à tour, chaque personnage est roi puis pion. Sur ce grand damier où tout le monde manipule tout le monde, on retrouve avec un plaisir non dissimulé une pléiade d'acteurs en forme kasparovienne. Aux côtés de Bale, Adams et Cooper, Jeremy Renner en maire sympathique, et Jennifer Lawrence en tête-à-claques écervelée, ne sont pas en reste non plus. Chacun de leurs coups nous met mat. Sans compter la très plaisante apparition en forme de clin d’œil d'une star des légendaires films de mafieux... Car American Bluff est avant tout un film d'acteurs tant les personnages qui le composent sont complexes et riches. Jusqu'aux seconds rôles, ceux-ci sont élaborés avec une grande finesse psychologique les rendant aussi authentiques que fascinants. Le scénario, malin et extrêmement dense, s'intéresse bien plus aux protagonistes de l'histoire qu'aux tenants et aux aboutissants de cette affaire politico-policière. On a donc là des personnages à la fois attachants et déchirants, prêt à tout pour se réinventer car déçus par leurs vies, leurs choix ; à la recherche d'une nouvelle façon d'aimer et de s'aimer. Dans ce grand jeu de dupes et d'envie de réellement exister, aucun d'entre eux n'est tout blanc ou tout noir, mais profondément gris. Et une nouvelle fois, l'interprète de l'homme-chauve souris dans les derniers "Batman" de Christopher Nolan prouve son incroyable talent dans le domaine de la transformation physique. Connu pour avoir perdu beaucoup de poids pour "The Machinist" ou "The Fighter", Christian Bale prend cette fois-ci du gras. Le film s'ouvre d'ailleurs sous son bide gonflé et sa calvitie prononcée, le tout sans prothèse s'il vous plaît !
Côté mise en scène, Russell joue à fond la carte de l'esthétique 70's en donnant une importance grandissime aux décors, à l'éclairage et aux costumes. Il stylise sa réalisation, souvent ornée de plans fluides à la steadycam, mais sans non plus sombrer dans l'esbroufe, et joue habilement avec les clichés et codes de l'époque, notamment par le biais d'une B.O omniprésente agrémentée des tubes de Sinatra, Tom Jones, Donna Summers, les Bee Gees, Santana, ou encore de Paul McCartney (pour une scène mémorable de Jennifer Lawrence en ménagère déchaînée). De toute façon, la mise en scène de Russell a déjà quelque chose de musical en elle, de savamment orchestré. Le cinéaste n'hésite pas non plus à découper sa narration à travers une multiplication des points de vue très intéressante (il n'y a pas qu'une mais plusieurs voix-off comptant l'histoire et les faits se déroulant sous nos yeux) et un montage de qualité très rythmé sans être non plus épileptique. Quant aux dialogues, ils sont ciselés et enlevés, les joutes verbales particulièrement drôles et la dérision sont au rendez-vous ; on rigole donc beaucoup, "American Bluff" pouvant presque se voir comme une comédie complètement folle.
Ce film parlant aussi bien d'amour que d'amitié, de mensonges que de rédemptions, est servi par de grands acteurs au diapason d'un scénario plein de bonnes surprises et de suspense. "American Bluff" ne se prend jamais au sérieux, offre un divertissement particulièrement jouissif, et devrait rejoindre, au Panthéon des meilleurs films d'arnaques, "Comment voler un million de dollars" de William Wyler, "Arrête-moi si tu peux" de Spielberg, "Les Arnaqueurs" de Stephen Frears, et le superbe "L'Arnaque" avec Paul Newman et Robert Redford. Assurément le meilleur coup de bluff de ce tout début d'année 2014 !
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