Denis Villeneuve n'est pas un cinéaste comme les autres : lorsqu'il réalise un polar labyrinthique, il privilégie le fond à la forme, et lorsqu'il sort un thriller allégorique, il fait l'inverse. Sur "Enemy", il travaille avec Jake Gyllenhaal pour la deuxième fois d'affilée - et pour la deuxième fois d'affilée, il sait l'utiliser, le castant pour un rôle qui n'est pas sans rappeler celui que l'acteur interprétait déjà dans "Donnie Darko".
Denis Villeneuve n’est pas un cinéaste comme les autres : architecte malin, construisant ses films selon des plans que lui seul semble comprendre complètement. "Enemy" est une œuvre que l’on pourrait pourtant déconstruire en trois films. Une première couche, très fine, celle d’un récit paranoïaque, oppressant et merveilleusement mis en scène, sorte de relecture contemporaine du concept de doppelgänger. Un deuxième niveau, souvent lourd, didactique, celui d’une métaphore casse-gueule sur la vie de couple et le refoulement castrateur des hommes mariés. Et enfin une troisième œuvre, presque fantôme, et paradoxalement similaire à la première, où le réalisateur semble regarder son public avec un rictus moqueur, l’air de dire : « La première fois, c’est une tragédie. La deuxième, c’est une farce. » On sent souvent que Villeneuve n’est pas totalement sérieux dans sa démarche, il y a comme une ironie palpable dans chacune des scènes, des répliques de "Enemy" – la symbolique de l’araignée, l’ouverture, le plan final vont dans ce sens. A démarche amusée, film amusant ? Non, "Enemy" est un drame sans fin, un schéma mental qui semble se répéter, encore et encore. En tout cas la première fois. Car la deuxième, ce n’est plus le même film. Le tragique se teinte de burlesque, les enjeux deviennent ridicules – on l’a déjà vu, non ? – et soudain tout ce qui faisait l’intensité du film de Villeneuve ressemble à une bonne blague.
C’est ce qui en fait sa force, son intelligence, son unicité. Chacun des aspects bien différents de "Enemy" est maîtrisé à la perfection, Villeneuve s’amuse, se réinvente à chaque plan, à chaque point de vue et à chaque visionnage. Ce nouveau film est tout sauf une démarche frontale, il n’y a pas de bonne ou de mauvaise interprétation – il y a seulement plusieurs manières de le percevoir. C’est un film qui fait parler, qui divise. Est-ce que l’accueil qu’allait subir son film était dans les papiers de Villeneuve ? Probablement pas, mais quoi qu’il en soit, cela appuie fortement sa tenue : oui, "Enemy" est un film sur une dualité intérieure – mais celle-ci existe en double. La dualité du personnage de Gyllenhaal, et la dualité de l’œuvre en elle-même, s’opposant en même temps comme un thriller et comme une histoire drôle, sorte de contradiction improbable mais pourtant bien présente.
C’est cette même contradiction qui parsemait déjà la vision troublée de la justice que proposait "Prisoners", qui ne peut pas être pour autant mis en parallèle avec "Enemy". Film sur la réplique, sur la répétition, sur le cycle infernal bipolaire de chaque événement, chaque personnage, chaque œuvre. Tout semble revenir deux fois, les plans, les répliques, les scènes. En apparence, "Enemy" se vend comme un décryptage pessimiste de l’appétit sexuel de l’homme, il est en réalité un exercice de style brillant sur notre acte de perception, conscient et inconscient. Ou comment ériger l’itération au rang d’Art.