Bien qu’il ait attiré les regards les plus pointilleux de la critique cinématographique avec Incendies (2010), le réalisateur canadien Denis Villeneuve devra attendre Prisoners (2013) pour connaître la consécration auprès du public international (plus de 113 millions de recettes mondiales pour un budget de 46 millions de dollars). Pour sa nouvelle réalisation, Villeneuve refait appel à Jake Gyllenhaal (déjà en tête d’affiche de Prisoners, avec Hugh Jackman), pour un tournage quasi en parallèle à son précédent succès. Un projet qui s’est donc fait « sur le tas », et qui a fait sa vie dans les salles américaines en janvier (bien qu’il ait déjà été présenté à divers festivals en septembre 2013). Nouveau grand film pour Villeneuve, donc ?
Adam Bell (Jake Gyllenhaal) est un professeur d’histoire plutôt discret, qui mène sa vie avec ennui auprès de sa compagne Mary (Mélanie Laurent). Mais tout va basculer pour lui le jour où, en regardant un film, il découvre son sosie parfait, Anthony St. Claire, un acteur fantasque. Pris par un trouble profond, il décide d’en savoir plus sur ce double, au point de vouloir l’observer dans son quotidien et de prendre contact avec lui.
Dès les premières secondes, on sent d’emblée que nous avons affaire à un film signé par Denis Villeneuve. Rappelez-vous Prisoners et son ambiance lourde, pesante et un chouïa dérangeante qui jouait habillement avec les jeux de lumière et la musique. Ici, vous retrouverez le même style de mise en scène, en beaucoup plus abouti. Une fois le film commencé, on se retrouve gêné par l’ambiance : l’image est diablement sombre et arbore une teinte jaunâtre peu rassurante, les thèmes musicaux prennent leur temps à se faire entendre, le montage insiste lourdement sur des plans étranges et non sans charme visuel (femmes floutées, gros plan sur une femme en pleine action sexuelle, une grosse araignée velue, le regard du personnage principal qui semble perdu)… Cela fait à peine 2 minutes que nous sommes face au film et l’envie de sortir de la salle pour se sentir mieux nous titille aussitôt. Sans jamais nous lâcher, le long-métrage gardant son ambiance (l’appartement du héros, ces vues assez brumeuses de la ville…). C’est donc une certitude : Denis Villeneuve a su livrer un travail d’envergure pour rendre l’atmosphère du film aussi prenante et gênante. Une sensation de mal être bienvenue qui convient parfaitement à l’ensemble.
Mais un mal-être qui s’explique également par la frustration qui se présente à nous une fois le générique de fin pointant le bout de son nez. Si Enemy construit son histoire autour du script de base pour le moins classique (un homme faisant face à son sosie), celui-ci se retrouve projeté au second plan, laissant la place à de la psychologie pointue au possible. En filmant son personnage de telle manière et usant d’une atmosphère aussi travaillée, Villeneuve veut nous montrer que la ressemblance entre les deux protagonistes ne va pas s’arrêter au physique, mais bien à l’esprit. Nous nous retrouvons donc avec un thriller tortueux qui demande réflexion et attention à chaque plan qu’il dévoile. Le problème provient du fait que le réalisateur se montre avare en explications et généreux en métaphores (symbolisées par une omniprésence arachnéenne tout le long du film). Cela a beau stimuler notre créativité vis-à-vis de la compréhension de l’histoire et du dénouement, nous ne pouvons que rester perplexes face à autant d’étrangetés (les plans de la ville, le découpage brutal de certaines séquences, la présence d’araignées géantes…). Ainsi, on ressort de la salle gêné de n’avoir rien compris sur le coup et de devoir passer par Internet pour avoir les explications qui nous manquaient. Les différentes interprétations possibles du film qui, si elles avaient été présentes directement dans le film, auraient permis de rendre ce dernier bien plus appréciable à suivre. Comme un certain Inception.
Vraiment dommage de constater une telle chose, tant Enemy s’annonçait prometteur et proposait un casting aux petits oignons. Mettant surtout en avant un Jake Gyllenhaal en très grande forme, qui doit pour le coup jongler entre deux interprétations différentes (le discret professeur et le comédien un peu soupe au lait et égocentrique). Qui surpasse sans mal une Mélanie Laurent pourtant étonnante, une Sarah Gadon naturelle et juste, ainsi qu’une Isabella Rossellini qui se retrouve ici propulsée au rang de figurante. Mais la trop grande complexité d’Enemy (que ce soit du point de vue visuel ou bien scénaristique) nuit grandement au rendu final. Empêchant le nouveau-né de Denis Villeneuve d’atteindre les rangs du thriller psychologique d’exception. Une petite déception donc, de la part d’un cinéaste qui démontre pourtant qu’il a un talent indiscutable en ce qui concerne de mettre en image une histoire aussi tortueuse.