Denis Villeneuve est assurément l’un des cinéastes qui comptent aujourd’hui à Hollywood. Le Canadien débarqué dans la Cité des Anges juste après le succès critique et commercial inattendu de son film « Incendies » en 2010, s’est bâti en six films une solide réputation de réalisateur capable de gérer des films à gros budgets pour en faire des réussites commerciales tout en parvenant à séduire la critique autant par les sujets qu’il traite que par son approche esthétique . Toutefois, une certaine distanciation, notamment dans sa direction d’acteurs demeure qui entraîne certaines réticences à le classer parmi les maîtres de sa profession. Ils ne sont plus si nombreux aujourd’hui. « Enemy » réalisé juste après le succès colossal de « Prisoners » (2013) est pour le moment son seul échec public depuis son installation sur le territoire américain, même s’il convient de préciser qu’il s’agit là d’une co-production franco-hispano-canadienne. Marcher sur le territoire laissé en friche par David Lynch qui ne tourne plus pour le grand écran depuis 2006 (« Inland Empire) était d’évidence un pari plutôt osé que Denis Villeneuve a pourtant réussi avec un certain brio. Adaptant un roman du Prix Nobel de littérature portugais, José Saramago (« Un autre comme moi » paru en 2002), Villeneuve emmène le spectateur dans un voyage aux confins de la psyché humaine qui interroge sur le fondement réel de la personnalité qui façonne chacun d’entre nous, souvent composée des différents êtres pouvant cohabiter à l’intérieur d’un même corps en dehors du simple cas clinique de la schizophrénie. Le réalisateur a choisi bien sûr de ne livrer aucune clef à son récit pour laisser à chacun sa propre interprétation. Adam Bell (Jake Gyllenhaal), professeur d’histoire politique à l’université de Toronto, mène une vie austère consacrée à son travail et seulement distraite par une relation épisodique avec une jeune femme (Mélanie Laurent). Un jour, intrigué par sa solitude apparente, un de ses collègues lui conseille la vision d’un film comique. Dans les seconds rôles, Adam reconnaît un sosie parfait de lui-même. Il cherche alors à en savoir plus sur l’acteur en question qu’il finit par localiser dans Toronto. Ce qui devient une enquête l’amène à se procurer le numéro de téléphone de l’acteur de seconde zone en question. Composant le numéro, il tombe sur son épouse qui enceinte est elle-même très perturbée, étant certaine d’avoir reconnu la voix de son mari. Par le jeu des entremêlements de rencontres liées à la curiosité attisée des trois protagonistes, le scénario écrit par Javier Gùllon ouvre une multitude d’hypothèses qui demandent dès lors au spectateur de ne pas rechercher une rationalité dans un domaine où elle est forcément absente, mais plutôt de se laisser aller pour, après visionnage complet du film, tenter de se frayer son propre chemin dans un labyrinthe qui ne livrera pas de sortie évidente.
Le professeur Adam n’est-il en réalité que la projection fantasmée du rôle que l’acteur, aussi mari infidèle, est en train de jouer et que sa femme tente de s’approprier pour en finir avec la jalousie qui la ronge alors qu’elle est enceinte ? Tout ceci n’est-il que le rêve d’un professeur bien trop inhibé qui ne peut assouvir ses fantasmes que par l’intermédiaire d’un « doppelgänger » ?
Les combinaisons sont nombreuses et aucune ne peut valablement être rejetée au profit d’une autre. En ce sens, le film est remarquablement structuré mais aussi parfaitement maîtrisé esthétiquement, Denis Villeneuve utilisant des tons ocres pour filmer les vues aériennes de Toronto et renforcer l’étrangeté de son récit qui envoûte si l’on veut bien s’y laisser prendre. Jake Gyllenhaal quant à lui, qui venait de terminer « Prisoners » sous la direction du même Denis Villeneuve, n’en finit pas d’étonner depuis sa révélation dans le non moins étrange de « Darko » de Richard Kelly (2001). Son jeu toujours en retenue s’avère bien plus éclectique que l’on n’aurait pu l’imaginer initialement. En 20 ans et 36 films, l’encore jeune acteur a quasiment livré un sans-faute et n’a assurément effectué aucune faute de goût marquante qui permettrait de le taxer d’opportunisme. « Enemy » lui doit beaucoup.