Eyes Wide Shut est le dernier film de Kubrick. Il mourra même avant la sortie du film en salles. Kubrick est au cinéma ce que Shakespeare est à la littérature. Les deux ont touché à tous les genres, de la fresque historique au surnaturel en passant pas la dissection des sentiments amoureux. Les deux ont exploré la psychologie des profondeurs. Mais Kubrick dépasse Shakespeare. Non seulement du point de vue purement intellectuel, un souci constant du détail, une mise-en-scène impeccable, mais aussi pour deux raisons essentielles : d’abord, alors que Shakespeare se concentre uniquement sur la nature de l’homme (physiká), Kubrick, lui, va au-delà et nous parle de métaphysique (metaφυσικά physiká), par-delà la nature. Ensuite, pour une raison purement pratique, Kubrick a à sa disposition la musique.
Dans ce film adapté de la nouvelle de Schnitzler, comme dans ses précédents, la musique est un personnage à part entière. Sans Chostakovitch, le film perdrait de sa puissance, tout comme on ne pourrait pas imaginer Barry Lyndon sans la Sarabande de Haendel ou 2001, l’Odyssée de l’espace sans le Ainsi parlait Zarathoustra de R. Strauss !
De même, lors de la scène de l’orgie, la puissance et l’excitation qui s’en dégagent ne sont pas seulement d’ordre visuel mais doivent beaucoup aux incantations de la Bhagavad Gita que l’on entend… incantations dites en roumain !
Le film va plus loin que la nouvelle, à cause de l’intensité de la musique, à cause de la puissance des images, mais surtout à cause du propos du film, propos qui, comme toujours chez Kubrick, est noyé dans quelque chose de plus ‘grand’. Le propos, c’est le mot de passe à la soirée de l’orgie qui le rend le mieux ; alors que chez Schnitzler, c’est ‘Danemark’, du pays où la femme a pensé tromper son mari, dans le film, c’est le titre du seul opéra de Beethoven « Fidelio », ce qui renvoie bien sûr à la fidélité.
Mais dans le film, qui trompe qui ? Kidman a pensé tromper son époux, et c’est seulement des circonstances indépendantes de sa volonté qui l’en ont empêché. Cruise, lui, veut tromper sa femme (pour se venger ? Ou uniquement pour savoir ce que cela fait ? Pour braver un interdit ?), mais il résiste, en dépit du fait que toutes les tentations sont là.
On se demande tout le long du film ce qui est réel de ce qui ne l’est pas. Peut-être que Kidman a tout inventé uniquement pour rendre jaloux son homme. Peut-être que Cruise ne vit l’orgie que dans sa tête… comme Kubrick nous en a donné l’habitude, ses films sont davantage ponctués par des interrogations plutôt que par des réponses.
Et que penser de cette dernière phrase du film, qui a déplu à tant de critiques, celle que Kidman adresse à Cruise à la toute fin, quand celui-ci lui demande quelle est donc cette chose qu’il leur faut faire dès que possible… ? Ce à quoi elle répond : « baiser ».
Mais cela ne veut rien dire. Car la vie ne veut rien dire. Et Kubrick l’a bien compris, c’est pourquoi il termine sur une note ‘absurde’, au sens camusien. Il rit une dernière fois des hommes et de la foi qu’ils mettent en certaines choses, puis quitte ce monde.
Baiser est à la portée de n’importe quel animal. Où est le mérite ? Baiser doit porter ailleurs, plus loin, là-bas, vers la lucidité, c’est-à-dire, vers la folie. Le rien.
Baiser. Ce n’est pas tant l’acte qui la libère, mais c’est le fait de le dire. D’appeler les choses par leurs noms. Tomber les masques. Les véritables orgies se déroulent dans nos têtes. La vie n’est pas un bal costumé.
Toute cette aventure n’avait qu’un but. Les libérer. Plus encore, les dévoiler.
Le titre de l’histoire de Schnitzler est la Nouvelle rêvée.
Ils ont tout rêvé.
Mais les androïdes rêvent-ils de moutons électriques ?