[Critique à lire après le visionnage : contient des spoilers!]
J’ai à-peu-près entendu tout et son contraire à propos de ce film : « chef-d’oeuvre », « oeuvre sulfureuse », « film osé », « d’un ennui mortel », « un presque râté de Kubrick » et j’en passe. Alors histoire de me faire une opinion personnelle (qui ne vaut que pour moi et ce n’est déjà pas si mal) je me suis – enfin – lancée dans le visionnage de ce film sans en attendre trop, mais en gardant à l’esprit qu’il s’agit d’une oeuvre majeure du cinéma et d’un Kubrick de surcroît. Le résultat est sans appel : j’ai été déçue. Pire, je suis déçue d’avoir été déçue. J’imagine qu’à cet instant précis une bonne partie de mes lecteurs sont en train de faire une bonne crise d’apoplexie comme on les aime, envisageant un futur lynchage public à l’égard de ma personne. Pourtant, je vais essayer (au mieux) d’expliquer ma déception et les éléments qui ont fait caboter la rencontre.
En proposant au spectateur de suivre William dans sa quête de soi, de désirs et de dangers, Kubrick donne à voir un film en oscillation constante entre rêves, fantasmes et réalité. Le titre est déjà orienté dans ce sens puisqu’ Eyes Wide Shut signifie littéralement « Les yeux grands fermés ». Partant de là, le ton est donné et les diverses expériences de William seront à interpréter selon un entrelacs de ces trois axes (rêves/fantasmes/ réalité). Si le film semble vouloir lever le voile (le masque!) de non-dits qui plane au-dessus de bon nombre de relations, il ne reste au moment du générique de fin qu’une vague impression d’incomplétude. Parce qu’il se situe là, d’après moi, le problème du film: il laisse le spectateur avec un goût de « trop peu », avec une certaine frustration. Et il faut avouer que ce n’est pas de bol de ressortir d’un film sur le désir et les fantasmes, frustrée comme jamais. En général, j’accepte plutôt bien la frustration au cinéma et elle participe même parfois de ma fascination, mais là il s’agit d’une autre frustration, celle qui vous dit que le grand moment de cinéma et d’extase n’était pas loin, mais qu’il demeure inaccessible. Ça tient parfois à pas grand-chose (surtout quand on sait que le film cumule plusieurs thèmes auxquels je suis sensible: l’annihilation du désir au sein du couple, la mécanisation relationnelle, le refoulé sexuel, toute la théorie sexuelle freudienne mise en images, les vies souterraines et nocturnes des grandes villes, l’obsédante hypnose du protagoniste, etc.), mais quand ça change tout le ressenti du film, ça devient problématique. Toutefois, tout spectateur attentif aura remarqué l’insistance sur le contraste entre la couleur rouge (= chaleur, passion) et la couleur bleue (= froid), couleurs qui, lorsqu’elles fusionnent, donnent naissance à la couleur mauve, symbole de la frustration sexuelle, elle aussi largement exploitée par le film (Cf. l’affiche officielle). On peut dès lors se demander si la frustration n’est pas un des enjeux recherchés par l’oeuvre.
De plus, le sentiment de frustration est accentué par le fait que le film ne manque pas de qualités. En effet, visuellement il constitue un véritable bijou : les plans sont soignés, l’impression fantasmagorique rejaillit à chaque prise de vue, le jeu des couleurs est criant de précision et la scène de l’orgie se révèle d’une esthétisation à couper le souffle. Tout comme la musique épouse à merveille l’image pour donner un caractère envoûtant à cette errance nocturne. Ces qualités esthétiques participent à créer une ambiance qui charme, envoûte, mais dont on sent, vers le dernier quart du film, qu’elle va nous laisser comme « un peu con » sur le bord de la route. Kubrick ouvre beaucoup de brèches, en referme rapidement d’autres (Cf. la scène avec la prostituée ou celle du « Rainbow ») et finit, à cause des longueurs, par lasser son spectateur.
Enfin, si le choix d’engager le couple « 5 étoiles », hollywoodisé à outrance, de la fin des années 90 que formaient Cruise et Kidman à la ville semblait être un coup de maître il y a treize ans, il n’en reste aujourd’hui qu’un Tom Cruise très convaincant, bien en place, qui fait très correctement « le boulot » et une Nicole Kidman, pour ma part, très moyenne, qui manque de sincérité, qui surjoue et frôle parfois le ridicule dans les scènes puissantes. A cela certains me rétorqueront, sans doute, que le jeu d’un acteur ou d’une actrice reste quelque chose d’assez subjectif et je ne pourrai que leur donner raison. Cependant, ce manque d’accroche avec le jeu de Kidman s’est articulé comme un obstacle entre le film et moi puisque j’ai, dès le début, eu beaucoup de mal à entrer en sympathie avec son personnage et les enjeux dramatiques qui l’entourent.
En conclusion, Eyes Wide Shut fait partie de ces films qui ont su créer une ambiance, un visuel, une force accrocheuse, mais à qui ils manquent l’étincelle pour que le tout s’embrase ; il manque au film une certaine émotion qui viendrait communier avec l’excellence de la forme. Ce dernier Kubrick souffre donc d’une perte, d’une sorte de manque au scénario qui aurait donné une réelle ampleur à ce conte fantasmé. A l’image de la scène finale, le film s’est perdu dans certains raccourcis et dans une certaine facilité d’écriture. Si le « Fuck! » final d’Alice laisse entrevoir un retour « à la normale », une « reprise de l’acte sexuel » là où il avait été interrompu par la révélation, je reste néanmoins sceptique quant à la longévité de cet équilibre. Prétendre que les choses vont aller d’elles-mêmes une fois que les yeux ont été ouverts ou mettre sous le couvercle du rêve et du fantasme ce qui a entraîné William aux limites de lui-même, n’est-ce pas, finalement, opter à nouveau pour l’illusion et les faux-semblants? Si j’avais cerné la démarche de Kubrick dans ce projet, je pourrais vous répondre, mais ce n’est pas le cas. Alors, certes, le film laisse grandes ouvertes les possibilités d’interprétation et de questionnement, mais il demeure en guise de point final cette impression de flottement. Impression regrettable, mais qui me poussera à y retourner, à laisser au film une seconde chance.