Quand vous sortez du film d'Atiq Rahimi, vous avez la rage.
Ça se passe à Kaboul, sous les bombes. Plus précisément, sur la ligne de front entre insurgés et forces gouvernementales. Tous ont fuit: enfin, tous ceux qui le pouvaient. Mais Elle, elle ne peut pas. Elle a deux petites filles, et un mari (Hamidreza Javdan) dans le coma. Un coma lié à une balle dans la nuque, même pas un glorieux fait d'armes, non: une querelle d"honneur" (L'onore! comme le chante Falstaff, qui avait un avis malpensant sur la question). Ce que, sous d'autres cieux, on appellerait une dispute de pochetrons.... et qui, pour un ancien héros de la résistance, n'est pas brillant.... Bref, s'Il était mort, un de ses frères aurait épousé la Femme, et elle aurait été embarquée dans la fuite de la famille. Mais Il est vivant, et Elle reste à veiller son légume. Elle n'a pas d'argent, personne pour l'aider. Enfin si: une tante (Hassina Burqan), qui a déménagé mais qu'elle arrive à retrouver, et qui est.... en maison! Surprise, les Combattants de Dieu ont donc besoin, comme tout le monde, de se dégorger le poireau! Cette tante est la seule personne compatissante, qui va d'ailleurs prendre les petites filles en charge.
Elle va donc passer ses journées à veiller le légume, rejoignant la nuit la sécurité du bordel. Pourquoi donc a t-elle tant d'obstination à sauver cet homme? Cela nous reste en partie mystérieux. Par sens du devoir, certainement: Allah a voulu qu'elle soit lié à lui et lui soit dévouée; par un reste d'amour, peut-être, parce qu'il n'est pas impossible qu'elle l'ait aimé, en tous cas, elle était fière, jeune fille, d'être fiancée à un héros! Et puis, parce que si il meurt, elle n'a plus rien, plus aucun statut. Femme seule, elle est condamnée à mendier pour survivre -ou devenir pute sans doute.
Les voisins sont massacrés par l'un des deux camps. On signale la présence d'un insurgé dans la maison, qui reçoit des tirs de mortiers. Puis viennent les forces gouvernementales; Elle arrive à cacher son Homme, mais le Commandant veut savoir si elle est seule, et pourquoi. Sa survie, c'est de faire croire qu'elle est pute.... car ces hommes pieux répugnent à introduire le dit poireau dans un orifice déjà fréquenté: leur grand plaisir, c'est de forcer une vierge! Mais il y a un jeune soldat, aussi bègue que puceau (Massi Mrowat), lui aussi, à sa façon, une victime de la barbarie du Commandant, qui revient, avec de l'argent.... et avec qui s'établit une relation particulière, on n'ose pas parler de tendresse, tellement ce mot est déplacé dans cet univers de violence et de soumission, mais quand même.
La tendresse, voila quelque chose qu'elle ignore; Il ne l'a jamais déshabillée, jamais caressée, jamais embrassée. Absent pour fait d'armes le jour de ses fiançailles, absent le jour de son mariage, quand ils se sont enfin retrouvés ensemble, Il ne l'a même pas regardée. Il l'a baisée comme un animal, et encore: quand on voit un lion mordiller la nuque de sa lionne, il y a une forme de tendresse animale dont cet Homme là est bien incapable.
Elle le lave, donc elle le voit. Elle touche, le manipule, l'embrasse comme une insulte. Il est muet et immobile comme un psy: sans savoir que ça existe, elle fait sa psychanalyse. C'est sa Pierre de patience, dont sa tante lui a expliqué la légende: c'est une pierre, on lui parle, on lui dit tous ses secrets, on se décharge de ses secrets, et un jour, elle explose: et on est délivré. Bon, nous on n'a pas besoin de faire exploser nos psys pour que ça marche (à ce qu'on dit). Elle dit qu'Il ne l'a jamais fait jouir (iI ne s'est d'ailleurs jamais posé la question), et qu'elle se masturbait, et bien d'autres choses, plus scandaleuses encore, et parfois elle se rend compte de ce qu'elle dit et elle a honte, alors elle cherche le seul livre de la maison, le Coran, le serre dans ses bras pour se protéger...
Golshifteh Farahani est trop belle. Sa beauté, dans ce monde opaque et désespérant a quelque chose de déplacé -mais elle permet, peut être, de soutenir une histoire insoutenable qu'elle porte avec la force qu'on lui connaît.
Après Wajda, Syngue Sabour. Mais Wajda se passait dans la bourgeoisie très aisée. La malédiction d'être femme était adoucie par le confort.... Ici, c'est la condition de la femme pauvre, et même misérable -il n'y a pas d'horizon. Il n'y a rien que du malheur.
Film magnifique et ravageur. A voir absolument.